
1917 : guerre et poudre aux yeux
Lors de la Première Guerre mondiale, deux soldats britanniques se lancent dans une mission suicide pour éviter un massacre. Le réalisateur de Skyfall fait du cinéma de nouveau riche : tout dans la forme, rien dans le fond.
C’est entendu, 1917 a séduit le public américain, la critique, ma belle-mère, ton beauf et devrait faire un malheur aux Oscars avec ses dix nominations, dont Meilleur film. Le plan média est parfait : Sam Mendes = génie, il s’est inspiré des histoires que lui racontait son grand-père, et surtout 1917 a été tourné en un seul (faux) plan séquence. Arrêtons-nous un instant sur cette histoire de plan unique. Il est quand même étonnant que la promo, les extraits du making-of sur les réseaux sociaux ou les entretiens ne traitent que de cet aspect technique, du nouveau tour de force réalisé par le chef-op Roger Deakins et ses assistants au steadycam, en moto, en voiture-travelling… On évoque à peine le scénario basique – deux soldats britanniques doivent franchir les lignes ennemies pour empêcher une offensive et sauver 1600 vies – pour bastonner sur le truc, l’artifice, l’exercice de style. Et donc, les médias tartinent sur les 500 figurants, les neuf semaines de tournage, les mois à répéter les longues scènes comme des chorégraphies… Merci pour les éléments de langage. Mais le cinéma dans tout cela ?
Wonderboy du théâtre britannique, Sam Mendes a mis en scène une cinquante de pièces, dont Cyrano, Le Roi Lear ou Charlie et la chocolaterie. Pour son premier film en 1999, il fracasse le rêve US avec le très sombre American Beauty. Depuis ce coup d’éclat, Mendes fait dans le haut de gamme prout-prout, un poil impersonnel et désincarné : Les Sentiers de la perdition, Jarhead, Les Noces rebelles, puis deux James Bond, Skyfall, plombé par un scénario bâclé et des scènes d’action asthmatiques, et le très faiblard Spectre, malgré un plan séquence (tien, tiens) inaugural assez dément. Pour son nouveau film, Mendes, copycat qui pompe les réalisateurs à la mode, ose le mix Alfonso Cuarón/Christopher Nolan. Le concept ? Faire un film de guerre ultime, différent et pas pareil, comme Nolan quand il réinvente l’eau tiède avec Dunkerque, couplé avec la dimension « cinéma immersif » du Gravity de Cuarón. Ca va cartonner, ça, coco ! Avec un seul cracking shot comme dans La Corde d’Hitchcock, Enter the Void de Gaspar Noé ou Birman d’Alejandro Iñarritu.
Mais en fait, le problème de Sam Mendes, c’est qu’il se prend pour Stanley Kubrick, période Les Sentiers de la gloire. Il débute son film dans une tranchée, avec un travelling arrière, combiné à un travelling avant, sans coupe. Eh oui, Kubrick, dans ta face ! Sauf que la beauté, la puissance des travellings de Kubrick restent inégalées, soixante ans après. Parce que Kubrick nous montrait du jamais vu, parce que ses plans, ses mouvements de caméra avaient du sens et étaient au service d’une histoire d’une force tellurique, qui racontait que l’ennemi était aussi bien l’Allemand dans sa tranchée, que la bêtise, la lâcheté et la folie des élites, des militaires de carrière prêts à envoyer leurs troupes à la boucherie pour une médaille. Et Kubrick de révéler que la guerre est aussi (d’abord) une histoire de lutte des classes. Chez Mendes, pas de politique, pas de réflexion. Tout dans la forme, rien dans le fond. De la poudre aux yeux ! Il s’amuse avec son gros train numérique et se contente de faire cavaler son héros dans la plaine, sous terre, devant un avion, le jette dans l’eau, au cœur de la nuit… Comme le cinématique d’un jeu vidéo. C’est beau, incroyablement maîtrisé, notamment grâce aux centaines d’informaticiens qui ont bossé sur les effets digitaux, mais le procédé tourne à vide car totalement dénué d’émotion. La caméra n’est plus un objet de narration, mais de fascination (tu l’as vu mon plan impossible, ma dextérité, cette maestria ?). Pire, pendant deux (longues) heures, j’avais l’impression que Mendes, ce nouveau riche, me faisait voir ses petits muscles, m’intimant à chercher les raccords invisibles de ce truc fabriqué et vain.
Bref, tout est fait pour te sortir du récit, ce qui est une hérésie totale. Si Mendes est un fan de Kubrick, il aurait du se souvenir d’une célèbre devise du maître : « Ne jamais faire le malin avec la caméra. »
1917
Réalisé par Sam Mendes
Avec George McKay et Dean-Charles Chapman.
En salles le 15 janvier 2020
Ah d’accord, Hollywood s’est lassé de la seconde guerre mondiale, et s’attaque à la première maintenant ? Les anglais vont gagner la grande guerre ?
Excellente critique. Avant même sa sortie, le film ne pouvait susciter que de la réserve en raison notamment de cette célébration dithyrambique sur la prouesse technique. Les éloges ne se sont guère concentrées sur l’histoire. La critique du film de Nolan, Dunkerque, est également juste : à la sortie du film, et plusieurs semaines plus tard, quelque scènes de bataille me restaient en mémoire; cependant, je ne savais même plus de quoi le film parlait et quels étaient les enjeux narratifs.
Marc Godin : « Le réalisateur de Skyfall fait du cinéma de nouveau riche : tout dans la forme, rien dans le fond. »
On ne saurait mieux dire…
Nicolas Schaller dans l’Obs :
« Sam Mendes rend hommage à son grand-père, qui combattit durant la Grande Guerre. Soit, mais qu’a-t-il à raconter sur le sujet ? Rien, sinon des poncifs autour de deux troufions en mission, traversant le no man’s land. Pour faire illusion, il a eu l’idée de filmer en un faux plan-séquence unique, défi technique et argument marketing promettant l’immersion du spectateur dans l’action en simili temps réel. Or c’est l’inverse qui se produit. Tout paraît factice, on ne voit que la mise en scène, avec l’impression de passer d’une démonstration de jeu vidéo à une scène de théâtre.
Issu des planches, bon directeur d’acteurs et d’études de mœurs (« American Beauty », « les Noces rebelles »), Sam Mendes, depuis qu’il collabore avec le génial chef opérateur Roger Deakins, se rêve en grand cinéaste, créateur de formes. Il y a deux-trois images fortes dans « 1917 », elles sont perdues dans un film de guerre appliqué, une odyssée proprette, plombée par son dispositif hors sujet. Ce truc du faux plan-séquence dans lequel même Alfred Hitchcock, avec « la Corde », s’est pris les pieds. « Une expérience stupide », regretta Hitch après coup. Pas mieux. »
Frédéric Foubert dans Première :
« Bizarre, quand même, cette tendance de Sam Mendes de trouver l’inspiration en singeant les grands cinéastes à la mode. Après son Skyfall qui appliquait à James Bond le traitement dark des Batman de Nolan, le voici dans la roue de Cuarón et d’Iñárritu avec son film « en un plan-séquence » (ou presque). Le tout saupoudré de Dunkerque (la déconstruction « temporelle » du film de guerre), d’Il faut sauver le soldat Ryan (le discours humaniste et les personnages envoyés en mission-suicide) et des Sentiers de la gloire (les travellings dans les tranchées). Ce faisant, Mendes accrédite cette idée contemporaine un peu fatigante qui veut que le plan-séquence (envisagé comme un tour de force technique invraisemblable) est la seule et unique mesure de ce qui fait le « grand cinéma ».
Non pas qu’on n’apprécie pas d’admirer un beau tracking shot virtuose de temps à autre, mais on aime surtout quand l’exercice est au service d’une vision du monde (comme chez les thuriféraires de Tarkovski qui pullulent aujourd’hui) ou d’une pure décharge d’énergie (comme chez les suiveurs de Scorsese qui pullulent depuis Les Affranchis). Dans 1917, le dispositif tourne à vide, et donne systématiquement l’impression d’oeuvrer à sa propre publicité. Pire : il oblige le spectateur à chercher le truc, l’artifice, la soudure façon La Corde, le détournant ainsi sans cesse du récit.
C’est d’autant plus dommage que George MacKay se révèle un excellent leading man, que les péripéties sont franchement inventives, et certaines visions imaginées par le chef opérateur Roger Deakins proprement dantesques (le réveil du héros sous un ciel nocturne évoquant une antichambre des enfers). Mais on ne sent que trop ponctuellement vibrer ici la nécessité de raconter cette histoire, au-delà de l’envie manifeste de nous en mettre plein la vue. »
Sandra Onana dans Libé :
» 1917, Tu t’es vu quand t’obus ?
Tout à ses ambitions visuelles dopées à la virtuosité technique, Sam Mendes rejoue la Grande Guerre dans un spectacle immersif et sans point de vue.
(…)
Ce qu’on voudrait intellectualiser à propos du film – ce qu’il dirait mollement de la guerre, de l’héroïsme, du passé lésionnel de ses personnages – paraît faire entrer à toute force de la pensée dans un dispositif sur rail qui, tout à ses ambitions de prouesse technique, en assoit finalement peu, tendu vers une quête monolithique pour la survie, jalonnée d’obstacles pareils aux paliers d’un jeu vidéo où les interventions des personnages secondaires ressemblent à de luxueuses cinématiques. Ce n’est peut-être pas un hasard si l’ennemi se fait si rare à l’écran (à cet égard, les scènes d’affront escamotées par un angle mort ou saisies dans un plan large en ombre chinoise sont éloquentes), 1917 évitant souvent le corps à corps avec le genre du film de guerre pour préférer jouer avec la bande passante de notre attention. »
Excellent le titre de Libé. Merci.
Et même Le Monde descend le film de Mendes.
J’ai l’impression qu’on étale beaucoup son espèce de culture cinématographique, mais ce n’est pas pour cela que l’on peut se prendre pour un critique de cinéma. C’est dommage.
Vous parlez de l’article de Marc Godin ou des critiques cinéma susmentionnés ?
C’est quoi un critique ? Que voulez-vous dire ?
Rien sur le fond ? Je vous suggère de vous documenter un peu sur le premier conflit mondial avant de lancer des affirmations péremptoires de ce style. Quand le cinéma traite de l’histoire, il convient de dépasser la seule dimension cinématographique : le film de Kubrick n’était pas seulement réussi parce qu’il était techniquement novateur, il disait quelque chose de la vérité historique. De la même manière, « 1917 » parvient à restituer ce que furent les tranchées et la guerre. Le résultat peut ne pas vous plaire sur la forme, mais du fond, il y en a objectivement. Après, il y a des partis pris que chacun appréciera ou pas : le passage nocturne a quelque chose de fantastique et on s’éloigne de la volonté de reconstituer le passé au profit d’une logique plus expressionniste.
V.S : « Quand le cinéma traite de l’histoire, il convient de dépasser la seule dimension cinématographique : le film de Kubrick n’était pas seulement réussi parce qu’il était techniquement novateur, il disait quelque chose de la vérité historique. »
Nullement, mon cher V.S. Le cinéma n’est pas là pour se substituer au monde académique et encore moins de restituer une quelconque « vérité ». Ce n’est pas et n’a jamais été le rôle du cinéma. Les salles obscures n’ont pas vocation à devenir des amphithéâtres où l’on dispenserait des cours magistraux aux spectateurs. Les films de ce type finissent d’ailleurs par veillir assez vite… et souvent mal. Ce n’est pas « Les sentiers de la gloire » dont on se souviendra chez Kubrick mais « Lolita », « 2001 », « Orange Mécanique » ou « Shining ». En outre, Kubrick accumule des erreurs factuelles et techniques dans ce film. Chez un réalisateur connu pour avoir le souci du détail, c’est un tantinet embarrassant. Kubrick s’est simplement attaqué à un sujet qu’il maîtrisait mal voire pas du tout.
V.S : « De la même manière, « 1917 » parvient à restituer ce que furent les tranchées et la guerre. »
À la vérité, que « 1917 » arrive à reproduire ou non la réalité des tranchées on s’en moque et pas qu’un peu. Il y a belle lurette que le sempiternel cinéma de guerre « immersif » a fait long feu et le sieur Mendes ne vient rien renouveler. Ce dernier est si affairé à sa prouesse technique qu’il en oublie de nous raconter une histoire, c’est aussi simple que cela.
Bonjour Philip,
Je commencerai en disant que votre définition du cinéma n’est pas la mienne. Je crois qu’il faut savoir faire preuve de modestie quand il s’agit d’art et comprendre qu’il n’y a pas de vérité absolue sur ce qu’est le cinéma ou ce qu’il doit être. Vous avez votre opinion, respectable, mais elle n’est pas partagée par tous.
De mon point de vue, un réalisateur peut très bien avoir la prétention de vouloir restituer l’histoire et y parvenir de manière convaincante : « la ligne rouge » de Malick y parvient sur la guerre du Pacifique tout comme Spielberg quand il s’agit de retranscrire l’horreur d’Omaha Beach (Kubrick aussi sur l’état d’esprit des mutins). Ces films n’ont pas trop mal vieilli, que je sache. Il ne s’agit pas d’un cours magistral, mais d’une incarnation de l’histoire et c’est précieux… Plus d’un historien ont été inspirés par un film et plus d’un réalisateur ont vu dans l’histoire le sujet le plus prenant qui soit (probablement parce que l’histoire est « le roman vrai »)… Et les histoires, comme celle du film, se résument souvent à de l’ordinaire, à ces petites choses en arrière-plan qui vous laissent de glace : peut-être auriez-vous souhaité un scénario épique, complexe et vous n’avez pas eu cela. Vous êtes déçu, soit, mais au delà des pérégrinations des soldats, sachez qu’on a très peu vu au cinéma une représentation aussi fidèle de ce qu’on appelle l’expérience combattante et même quand la réalité devient fantastique (la nuit), on est (dans un autre registre) proche des peintures de Dix ou Valloton. Ce style de cinéma est-il passé de mode ? Peut-être, je ne m’y connais pas assez pour le dire, mais peu m’importe: quand je vais au cinéma voir un film qui fait de l’histoire son premier objet, je m’attache à savoir si cela fonctionne (ça, c’est plus mon métier) tout en appréciant (ou pas) les choix de réalisation, le jeu des acteurs, etc. Je ne suis pas à sa place, mais je pense que Mendes voulait raconter l’histoire de son aïeul et l’incarner. Ses choix de réalisation peuvent être débattus (personnellement, je n’aime pas trop son goût pour l’emphase à certains moments), mais son travail de restitution est vraiment intéressant et son style, à mon sens, apporte beaucoup au spectateur.
Enfin, je terminerai mon pavé en soulignant à nouveau que l’art n’est pas incompatible avec la vérité historique : dans un autre domaine, celui de la littérature, je vous invite à considérer l’exemple des « bienveillantes » de J. Littell qui, quoi qu’on en pense, est un roman remarquable et une œuvre incroyablement bien documentée et juste historiquement.
Bonne journée.
Sur la dimension historique, un article intéressant : On vous raconte l’histoire de la bataille de Bullecourt qui a inspiré « 1917 », le film de Sam Mendes favori des Oscars https://france3-regions.francetvinfo.fr/hauts-de-france/pas-calais/arras/oscars-film-1917-sam-mendes-met-ecoust-saint-mein-bataille-bullecourt-honneur-1783849.html#xtor=CS2-765-%5Bautres%5D-