Abimagique : portrait de femme en sorcière de lianes

Abimagique : portrait de femme en sorcière de lianes

Note de l'auteur

Étonnant portrait de femme que ce récit à la deuxième personne. Et pourtant, le narrateur/la narratrice ne s’adresse pas à Abi mais à son nouvel amant, emporté dans une opération tantrique de sauvegarde de l’univers qui le dépasse bien vite. Mais surtout dans un récit à l’érotisme magique et à la profondeur abyssale.

L’histoire : Elle a pour nom Abi, diminutif d’Abimagique. Elle est volupté, sensualité, violence aussi, parfois. Le monde court à sa perte, elle en est convaincue, mais elle dit avoir le pouvoir de sauver ce qui peut l’être… Elle est impénétrable. Possible qu’elle soit Cybèle, Magna Mater, femme sorcière tellurique. Possible aussi que le temps soit venu ; celui du sacrifice.

Mon avis : C’est toujours avec un mélange d’excitation et de légère honte qu’on découvre un auteur. Un auteur dont, pourtant, les éditions du Bélial’ ont déjà publié une pleine palette d’ouvrages : Louisiana Breakdown, Aztechs, Le Dragon Griaule, Sous des cieux étrangers, parfois sous des titres aussi beaux que Des étoiles entrevues dans la pierre ou Les Attracteurs de Rose Street. Ce sont les aléas de la chronique littéraire et d’une production régulièrement gargantuesque en France. Mais c’est aussi une source de renouveau personnel.

La présente novella est publiée dans la bien-nommée collection “Une heure-lumière” du Bélial’. Derrière une très belle jaquette signée Aurélien Police, le texte déploie, en une centaine de pages à peine, un récit au présent et à la deuxième personne. Mais surtout un magnifique portrait de femme, celui d’Abi, diminutif d’Abimagique donc. Le titre est le même en VO. En cherchant un minimum sur le Grand Net, on en trouve une version en anglais légèrement plus courte. Mais ne boudons pas notre plaisir : la traduction de Jean-Daniel Brèque est absolument emballante.

Le “elle” d’Abi s’oppose ainsi au “tu” de la narration, ou le complète, laissant les mystères s’exprimer en creux. Les errances de l’écriture de cette novella, si l’on en croit la postface de Shepard, expliquent cette narration à la voix inhabituelle, attribuant à un « pur caprice » le passage de la première à la deuxième personne en cours de rédaction. Ce choix fonctionne à merveille ; il électrise le récit, ajoute aux moments les plus étranges, voire les plus gore, une surcouche troublante extrêmement plaisante.

Tout opère ici sur le mode du trouble. Les sentiments ne sont jamais monolithiques. Le protagoniste auquel s’adresse le narrateur ou la narratrice – sans qu’on sache jamais vraiment s’ils sont une seule et même personne et que l’on se trouve dans la tête du “héros” – une fois les premiers temps de la passion passés, réalise que ses sentiments envers Abi ne sont pas uniformes. La tendresse se mêle parfois d’humour, voire d’ironie, composant un portrait plus complet, plus honnête. Un cocktail de désir, de sensualité, de romantisme, de peur et de burlesque très efficace.

Il faut néanmoins l’intervention d’un pote pour “réveiller” l’esprit critique du protagoniste à l’égard d’Abi. Car la parfaite amante n’est peut-être pas aussi idéale qu’il le croit. Le pote en question, malgré ou à cause de son machisme et de son racisme anti-kilos-en-trop, a son importance dans l’avancée du récit, brisant l’illusion de fascination envers cette jeune femme parée a priori de tous les atours :

« Je comprends pas, dit Gerald. Elle est grosse, mon pote. Je savais pas que les grosses c’était ton truc. (…) Elle a du potentiel, d’accord ? Mais sans déconner, mec. Vu le look qu’elle a maintenant… Je veux dire, elle est bâtie comme ta mère. Quel âge elle a ta mère ? Quarante-cinq ans ? Quarante-six ? Si cette Abi est obèse à vingt-cinq piges, quand elle en aura quarante-cinq elle ressemblera à un de ces monstres qu’on doit faire passer par leur toit pour les sortir de leur chambre. »

Au-delà de sa dimension insultante (à plusieurs égards), cette intervention a planté dans l’esprit du protagoniste une « petite graine » qui fait fleurir le doute. Et c’est paradoxalement au moment le plus matérialiste du récit que celui-ci se teinte définitivement de fantastique. Car si Abi n’est pas la femme parfaite qu’elle paraissait de prime abord, comment expliquer cette obsession ?

Autre question : lors de leurs parties de jambes en l’air, cette pression qu’elle imprime sur les reins de son partenaire, quand bien même elle serait source d’une jouissance incroyable, ne risque-t-elle pas de provoquer une déformation, voire la mort ? D’autres amants potentiels semblent en avoir souffert…

Lucius Shepard (c) Harmonia Amanda

À peu près à mi-chemin, un chapitre offre une vision assez neuve du “passage onirique”, instillant l’ambiguïté dans l’esprit du lecteur : « Soit tu es infirme, (…) soit tu rêves que tu es infirme. » Belle métonymie de tout le livre, floutant les frontières entre une vie terre-à-terre et l’enjeu d’un univers à sauver par la magie et le sexe. De l’importance des rêves comme catalogue des possibles… et de rêves à forte consonance sexuelle. Avec toujours la possibilité d’une tromperie sur la marchandise :

« – Tu dis que Dieu, le Dieu qui a créé l’univers, il a fait tout ce bazar juste pour avoir quelqu’un à baiser ? »

La narration avance bille en tête, accentuant ses tonalités propres, un sexe plus cathartique, une magie aux enjeux plus vastes, et toujours cette figure de la sorcière aux deux visages, l’une tellurique, sexuelle, du côté de la vie et de la sauvegarde ; l’autre mauvaise, « vile et impie » :

« Ennemie de Dieu, du dieu auquel tu n’as jamais cru, mais auprès duquel tu souhaites ardemment te réfugier. Kali privée de son collier de crânes n’aurait pas l’air si redoutable, son visage si vide de qualités humaines, et tu ne peux t’empêcher de penser que c’est sa nature même qui t’est révélée, cette salope vaudou en robe de lianes vertes. »

Ce voyage intense dans un véritable « bourbier de pensées » mène, dans une fin qui n’est pas une fin, à une bien belle définition de la mort :

« et qu’est-ce que cela dit de toi, de nous, de la façon que nous avons d’être amis, enfants, amants, de Dieu et du Fond et de la nature humaine ; quand les gens meurent, tout ce qui arrive en apparence, c’est qu’ils sont exclus du rêve que nous faisons du monde »

Impossible de décrire davantage Abimagique sans déflorer l’histoire. Le style de Lucius Shepard est efficace, cinglant, direct, tour à tour lumineux et d’une profondeur abyssale. L’“heure-lumière” de la collection du Bélial’ porte, ici, particulièrement bien son nom.

Abimagique
Écrit par
Lucius Shepard
Édité par Le Bélial’

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