
Acte de Dieu de Giacomo Nanni
Dans ce livre datant de début 2019, Giacomo Nanni diffracte les points de vue, la narration et l’image pour un récit pointilliste autour d’un séisme en Italie, de la chasse, d’un chevreuil en ville et d’un crustacé unique au monde. Magnifique.
L’histoire : Une voix flotte sur les Apennins, cœur sismique de l’Italie. À qui appartient-elle ? À un chevreuil qui a trouvé refuge près du parking d’un supermarché. Au même moment, non loin de là, un duo de chasseurs poursuit un autre chevreuil, qui s’avère, peut-être, être une licorne. Et cette même nuit, un séisme va secouer la région et faire s’effondrer plusieurs villages, causant de nombreuses victimes.
Mon avis : Dès la couverture, avec cette tête de chevreuil enserrée dans ce fourreau qui l’aveugle tel un faucon chaperonné, ce livre de Giacomo Nanni prend et ne lâche plus. Cela tient à l’écriture elle-même, bien sûr. Mystérieuse, jamais explicative tout en étant d’une limpidité a priori parfaite. Elle parle de choses simples, semble livrer les pensées d’un chevreuil, d’un fusil, d’un séisme, peut-être l’esprit de la Nature elle-même, peut-être le Dieu du titre – mais jamais un être humain. Et pourtant, elle cache beaucoup de choses, une profondeur abyssale, une pensée qui est à la fois partout, derrière et à côté.
Le style visuel, surtout, électrise totalement le récit. Évoquant le pointillisme d’un Paul Signac et tout à la fois la neige d’un téléviseur hors de toute chaîne, mosaïque de points de vue et diffraction visuelle, effet de la microvascularisation de l’œil. La lumière vibre, les couleurs pulsent comme des battements de cœur. Presque une ligne claire brisée par des trames multipliées et qui se recouvrent partiellement, comme au hasard.
Prenez le début du livre. Nous entendons les « pensées » du chevreuil, qui semble nous parler à nous directement. Il « décrit » ainsi sa vie, (trop ?) proche de la ville, parmi les hommes et leurs voitures. Il parle de sa place dans ce monde, ou plutôt, du point de vue humain, de sa présence largement jugée incongrue en ces lieux. On voit les contradictions d’un monde moderne qui loue cette présence (avec selfies à la clé) ou en dénonce le danger potentiel, qui prétend protéger l’animal en l’éloignant ou le traite comme une attraction de foire.
Giacomo Nanni procède par ambiguïtés successives, tour à tour énoncées et résolues. Qui est ce « ils » dont parle le chevreuil ? D’autres chevreuils, les humains ? D’autres entités encore ? Qui pense lorsqu’on lit les pensées d’un fusil, d’une lunette de visée, d’un tremblement de terre, d’un minuscule crustacé de montagne ? Comment unifier ce discours, et le faut-il seulement ?
On aimerait voir ces dessins en grand format, chacun sur une pleine page, afin d’en jouir pleinement de la beauté intrinsèque, tel ce magnifique lever de soleil pointilliste dans une zone tampon entre ville et campagne. Dans cette nature multicolore et vive, les humains sont la plupart du temps des silhouettes noires pleines, toujours sans visage.
La narration avance par répétitions, multiplication des points de vue sur un même moment, un même lieu, un même événement, une ambiance unique et protéiforme dans cette région des Appenins. Avec quelques phrases particulièrement belles : « Ils disent que je suis un chevreuil », « Les séismes parlent entre eux », « Mais au milieu des pierres et dans le limon des flaques asséchées, un œuf avait été déposé ».
Alors on verse presque dans une science-fiction animiste, récit de l’esprit d’un territoire, des déséquilibres engendrés par l’être humain, et de toutes les tentatives de jeter des ponts et de les briser.
Acte de Dieu
Écrit et dessiné par Giacomo Nanni
Édité par Ici Même