Altered Carbon : Heart and Soul, one will burn…

Altered Carbon : Heart and Soul, one will burn…

Note de l'auteur

Pur plaisir de lecture, Altered Carbon était donc un polar SF avant d’être une série Netflix. Avec, à la clé, une belle réflexion sans poncif sur le corps et l’esprit, et la façon dont l’un peut imposer l’autre en prétendant l’annihiler.

L’histoire : Dans un avenir pas si lointain, la mort n’est plus définitive : vous pouvez sauvegarder votre conscience et vos souvenirs et les réimplanter dans un nouveau corps. De fait, pour Takeshi Kovacs, mourir n’est plus qu’un accident de parcours : il a déjà été tué plusieurs fois. C’étaient les risques du métier dans les Corps diplomatiques, les troupes d’élite du Protectorat des Nations unies expédiées à travers la galaxie. Cette fois, néanmoins, on le ramène sur Terre pour mener l’enquête : un riche magnat veut élucider sa propre mort. La police a conclu au suicide. Or, pourquoi se suicider quand on sauvegarde son esprit tous les jours, certain de revenir parmi les vivants ?

Mon avis : À l’ère de l’humain digitalisé, que signifie « être quelqu’un » ? L’expression « habiter son corps » doit-elle prise au pied de la lettre ? Si l’on en croit ce premier tome de la série Altered Carbon (Carbone modifié en VF – les 3 tomes ont été réunis en un seul volume numérique par Bragelonne), le plus dur, lorsqu’on s’éveille dans un corps encore inconnu, c’est de regarder ce nouveau visage dans le miroir.

C’est comme si quelqu’un coupait un cordon ombilical mais, au lieu de vous séparer, c’est l’autre qui se fait éliminer et vous finissez seul devant votre reflet. »

C’est l’une des grandes forces d’Altered Carbon : nager en eaux profondes sans nous assener toute la richesse métaphysique de son propos. Car Richard Morgan colle au genre qu’il a choisi : une forme de roman SF noir, cyber-polar mêlant Philip K. Dick et Dashiell Hammett, Raymond Chandler et William Gibson. Une dimension que Morgan n’a évidemment pas inventée mais qu’il maîtrise. Et c’est déjà beaucoup.

Davantage qu’une œuvre renouvelant le genre, l’approche, le ton ou le style, son roman est donc avant tout un vrai plaisir de lecture. Plutôt que le bureau enfumé du privé (secrétaire mal payée incluse), Takeshi Kovacs opère depuis sa chambre d’hôtel. Un hôtel géré par une intelligence artificielle, celle-ci jouant fort avantageusement les sidekicks à de nombreux moments-clés du récit. Et une chambre où, bien entendu, le « privé » couche avec la riche cliente, dans une scène post-moderne imprégnée d’une sorte d’aphrodisiaque baptisé Fusion 9 secrété par le corps même de la cliente.

Altered Carbon interroge principalement notre rapport au corps, mais aussi notre relation au temps. Les Maths (abréviation de « Mathusalems ») affichent plusieurs centaines d’années (et combien de corps ?) au compteur – et finissent par se sentir « extérieurs à la vie » – et même un tueur comme Kovacs finit par traverser le temps. Dans le premier cas, cependant, il s’agit d’une volonté de survivre à la mort, forme d’immortalité uniquement permise par la richesse ; dans le second, une peine d’emprisonnement, l’esprit étant stocké durant la durée de la peine, le corps étant stocké, loué (le leasing corporel comme évolution naturelle du libéralisme) ou vendu.

Citons également ces familles qui attendent, dans un hall, l’arrivée de leur proche « réincarné » après avoir purgé sa peine. Un parent parfois lointain (un arrière-grand-père libéré après plusieurs dizaines d’années d’écartement), réimplanté dans un corps peut-être très éloigné de l’original (un corps à la peau blanche plutôt que noire), qui revient dans une famille d’inconnus… et peut choisir de s’enfuir pour profiter d’une vie sans entraves, sans que sa famille réalise qu’il est passé devant elle.

Takeshi Kovacs débarque dans un corps dont certaines de ses rencontres savent davantage que lui. Le lieutenant Ortega, par exemple, lui tend un paquet de cigarettes en lui disant : « Vous en aurez besoin », alors qu’il ignore encore que le corps qu’il occupe est celui d’un fumeur. Son univers est celui d’un décalage permanent, où une expression du visage, un rictus, un regard peuvent trahir l’âge réel de la personne qui arbore pourtant un corps jeune.

Un peu comme dans les nouvelles de Kuttner et Moore centrée sur le personnage d’inventeur alcoolique Gallegher, Kovacs doit d’abord comprendre où il s’éveille et comment fonctionne cette Terre qu’il n’a pas connue. Une dimension sociale émerge, qui nous ramène aux polars plus classiques. Ce qui n’empêche d’ailleurs pas quelques scènes plus outrées que chez Chandler ou Hammett, de sexe ou d’ultraviolence (torture, entre autres). Sans jamais perdre en efficacité narrative.

Richard Morgan

Richard Morgan boucle la boucle en revenant in fine au corps envisagé pour lui-même. Un corps qu’on aurait pu croire relégué au rang de bien de consommation jetable, utilisable à l’envi, à vendre ou à louer (une action comparée ici à un véritable « viol »), améliorable à l’infini, prostituable jusqu’au trognon. Et pourtant, le corps impose son impossible interchangeabilité, son unicité fondamentale, par le mystère de ses phéromones spécifiques.

L’attirance de Kovacs pour Ortega lorsqu’il est dans le corps de son amant Ryker s’estompe lorsqu’il habite un autre organisme. Passe au rang de souvenir. Et pose en retour la question de la personnalité : quand on peut dupliquer un esprit, celui-ci est-il autre chose que la somme de ses souvenirs ? L’accent placé sur la persistance de l’esprit (via le stockage dans une « pile » implantée en bas de la nuque) souligne par contraste, en l’isolant, la dimension cruciale, quintessentielle du corps.

Ce raisonnement vaut sur le plan philosophique. Car au niveau bien concret du trottoir, l’écrivain londonien expose au passage l’impossibilité de disparaître dans une ville moderne où « chaque bâtiment, chaque véhicule, chaque rue est câblée sur le Web et toutes les transactions laissent des traces ». Un univers où règne la machine et où le corps matériel est remisé au second plan. Il est d’ailleurs plus facile et meilleur marché de manipuler et avilir un corps que de concevoir, fabriquer et programmer du hardware : « La chair humaine coûte moine cher qu’une machine. » Pas étonnant que Kovacs décide de retrouver son propre monde plutôt que de traîner sur cette Terre décidément peu ragoûtante.

L’extrait :

Jerry’s Closed Quarters.
À ce propos, le Hendrix avait été plus coopératif. Après une brève baston avec un système bas de gamme de contre-intrusion, il m’a affiché les entrailles du club dans ma chambre. Plans, système, personnel de sécurité, horaires… J’ai tout visualisé en quelques secondes, alimenté par la rage née de mon interrogatoire. Quand le ciel a commencé à pâlir à la fenêtre, j’ai enfilé le Nemex et le Philips dans leurs étuis, accroché le Tebbit et je suis sorti pour poser à mon tour quelques questions.
Je n’avais vu aucun signe de mon suiveur quand j’étais entré à l’hôtel et il ne me semblait pas être dans le coin quand j’en suis sorti. Il avait de la chance.
Jerry’s Closed Quarters, à l’aube.
La mystique érotique bon marché qui collait à la boîte la nuit avait disparu. Les néons et les holosignes étaient débranchés et accrochés au bâtiment comme des broches criardes sur une vieille robe. J’ai regardé la danseuse, toujours enfermée dans le verre à cocktail, et j’ai pensé à Louise, alias Anémone, torturée jusqu’à la mort d’où sa religion lui interdisait de revenir.
« Rendez l’affaire personnelle. »
Le Nemex pesait dans ma main comme une décision prise. J’ai actionné le mécanisme d’une main en me dirigeant vers la boîte et le claquement mécanique a résonné dans le matin tranquille. Une colère froide enflait en moi.
Le robot portier s’est déplié en me voyant approcher, et ses bras ont fait un geste pour me signifier de m’éloigner. »

Altered Carbon
Écrit par
Richard Morgan
Traduit par Ange
Édité par Bragelonne

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