
Amy Hennig : la femme derrière Uncharted
Pour fêter la sortie du quatrième opus des aventures de Nathan Drake, quoi de plus normal qu’une série d’articles durant toute la semaine pour revenir sur la franchise Uncharted et ce qu’elle a apporté, en attendant de savoir si cet ultime épisode parvient à conclure brillamment une licence qui aura marqué toute une génération.
On dit qu’il est difficile pour une femme de s’imposer dans l’industrie très masculine du jeu vidéo. Mais les années ont surtout prouvé qu’il est compliqué avec la liberté d’expression du web de montrer au grand public qu’une femme peut très bien être à la tête d’une grosse licence AAA du jeu vidéo. Amy Hennig fait partie de ces femmes qui forcent le respect par ses choix de carrière et sa réussite incontestable, surtout qu’elle est derrière l’une des plus grandes sagas du jeu vidéo de ces dernières années : Uncharted.
Amy Hennig fait ses études à Berkley en Californie et décroche son diplôme en littérature anglaise. L’année 77 a été particulièrement forte pour elle puisque plusieurs découvertes vont influencer ses envies et son approche de l’écriture : Donjons et Dragons, Star Wars IV et l’Atari 2600. Cette console a pu faire entrer le jeu vidéo à la maison tandis que Star Wars a transformé le divertissement au cinéma. Quant à Donjons et Dragons, cela a montré à Hennig qu’il était possible de faire raconter une histoire via un des protagonistes, un des aspects forts du jeu vidéo. Après avoir découvert le film de Lucas, elle veut s’orienter vers l’écriture de films et intègre une école de cinéma à l’université d’État de San Francisco en 1989. Mais cherchant aussi un travail, elle se fait engager en temps que freelance-artist pour un jeu Atari appelé ElectroCop. « C’était surtout pour le salaire, explique-t-elle. Mais une fois lancée, j’ai commencé à y réfléchir et ça a été une révélation : c’est un support bien plus intéressant et révolutionnaire que le cinéma« . La version d’ElectroCop sur Atari ne verra jamais le jour mais la créatrice se rend compte à quel point ce nouveau medium a de l’avenir. Hennig quitte son école et prend la décision de faire carrière dans le jeu vidéo.
Elle se fait embaucher par Electronic Arts en 1993 et commence à travailler sur Bard’s Tale IV en tant qu’artiste et animatrice, jeu qui d’ailleurs ne sortira pas. Elle donne des petits coups de pouce sur Desert Strike et enchaîne en tant que lead designer sur Michael Jordan: Chaos in the Windy City, un jeu de plates-formes mettant en scène notre basketteur préféré. « Le concept était déjà en place, aussi dingue qu’il soit, et il fallait intégrer tout ça pour en faire un jeu de plates-formes avec Michael Jordan. Donc je l’ai fait, et encore une fois, j’ai tout fait pour repousser les limites du hardware. C’était intéressant parce que, quand on regarde en arrière, on se rend compte qu’on pourrait faire ce genre de jeu en un week-end, avec ce que l’on connaît maintenant« , se souvient-t-elle chez Game Informer. Hennig explique que la clé est de toujours se mettre en avant, et qu’il faut savoir se mettre sous les feux de la rampe pour percer dans le milieu. « Si vous travaillez dur et que les gens voient que vous avez les capacités, vous aurez des résultats. Après, c’est à vous de jouer. »
En 1995, elle arrive chez Crystal Dynamics pour rejoindre l’équipe derrière Blood Omen: Legacy of Kain en tant que design manager, ainsi que sur Blazing Dragons et 3D Baseball. Puis son travail acharné lui donne l’opportunité de devenir réalisatrice, productrice et auteur sur le fabuleux Legacy of Kain: Soul Reaver. C’est véritablement ce jeu qui lui permettra de s’exprimer pleinement pour mettre à profit tout son talent de scénariste, associé avec son expérience du game design au service d’un jeu vidéo à la narration poussée. Soul Reaver fait partie des meilleurs titres PSONE. Elle participera également aux suites, Legacy of Kain: Soul Reaver 2 et Legacy of Kain: Defiance. « C’est la plus longue histoire sur laquelle j’ai travaillé« , déclare-t-elle. Après huit années chez Crystal Dynamics, elle quitte le studio en 2003 et rejoint Naughty Dog pour bosser sur Jak 3 en tant que designer. L’ambiance du studio est très différente, plus chaotique, mais Hennig a l’impression de vraiment travailler au fond des choses et de se retrousser les manches. C’est en 2007 que sort Uncharted: Drake’s Fortune, jeu sur lequel elle sera creative director et scénariste.
« Je pense que beaucoup de rôles de creative directors sont assez similaires. Il s’agit de garder une vision globale du projet. Dans mon cas, ça veut surtout dire devenir le point central de l’écriture. » Hennig sera surtout scénariste principal à partir du second opus. L’histoire du premier Uncharted est le fruit d’une collaboration entre plusieurs personnes, afin de trouver une recette pour une licence complètement nouvelle. Elle se chargera par contre de travailler avec le game director sur le design, ainsi que sur la direction des acteurs lors des séances de performance capture. Lorsque Game Informer lui demande quelles sont ses influences : « C’est évident que nous prenons des inspirations partout autour de nous, non ? Il n’y a pas de réponse précise à ça, car c’est peut-être la BD que nous sommes en train de lire, la série qu’on est en train de regarder, les films que nous voyons, c’est la somme de tous ces médias qui nous entourent. » Pour Hennig, l’inspiration est une absorption des œuvres actuelles que l’on répercute sur ses créations, parce que ce sont des éléments qui nous plaisent à différents niveaux et que l’on a envie de retrouver ailleurs. C’est aussi ce travail d’équipe, avec des artistes venus de tous horizons, qui rend ces projets tangibles et solides.
« C’est comme ça que la magie opère. Vous prenez une idée A et une idée B et c’est en collaborant avec des gens qu’on obtient une troisième entité qui ne serait jamais arrivée si vous étiez resté tout seul. »
Pour Uncharted, Amy Hennig a voulu insister sur l’intégration du gameplay et de l’histoire au même niveau, et non que l’un des deux aspects prenne le pas sur l’autre, ce qui est le cas de beaucoup d’autres jeux. Les scénarios sont souvent divisés, que ce soit dans les jeux ou dans les films, en deux grandes catégories : les histoires axées sur l’intrigue (c’est l’intrigue qui régit les actions des personnages) et les histoires axées sur les personnages (à l’inverse, ce sont les actions des personnages qui dirigent l’intrigue). Les jeux vidéo ont eu une longue période avec des histoires basées sur des intrigues simples sans penser aux personnages, mais Hennig a toujours préféré rendre l’histoire plus « viscérale », pour engager le joueur sur un plan émotionnel. « Êtes-vous en train de raconter une histoire centrée sur les personnages ou simplement centrée sur l’intrigue ? Celles centrées sur l’intrigue ne marchent pas bien sur les films puisque vous êtes juste en train de regarder passivement. C’est comme ça que sont fait beaucoup de jeux. Mais si vous voulez engager le joueur émotionnellement de façon interactive, l’histoire doit être centrée sur les personnages. »
« Quand les gens jouent aux jeux Uncharted, ils se laissent juste emporter. Ils ne veulent pas poser la manette. Une grosse partie de notre travail est de faire en sorte qu’il n’y ait pas de temps morts ou de frustrations, pour que les gens veuillent savoir ce qui se passe ensuite parce qu’ils sont attachés aux personnages. »
La construction d’un Uncharted est régie par des contraintes liées à la volonté de ne pas sacrifier l’histoire pour le spectateur, et c’est un des plus gros boulots de Hennig. Elle ne conçoit pas qu’un jeu puisse être maltraité, avec des niveaux montés dans un ordre aléatoire, et garder la même qualité qu’avant. L’histoire et le gameplay sont liés et déconstruire le jeu pose des problèmes lorsque l’histoire est aussi importante. C’est peut-être pour ça que chacun des épisodes a subi des soucis de production, à cause de réécritures diverses. « Ce qui se passe dans le jeu arrive parce qu’il est dirigé par l’histoire, et ce qui se passe dans l’histoire est dirigé par le gameplay en même temps« , confesse-t-elle. Elle considère que les graphismes ne font pas tout, et peuvent même inhiber un jeu (ce qui est un comble pour une saga comme Uncharted à la pointe de la technologie).
Mais pas question de sacrifier le gameplay. Pour Hennig, le game design est aussi important que l’histoire, car c’est ce qui permet de garder l’aspect interactif du scénario et de renforcer l’importance de l’engagement du joueur, pour qu’il ne soit pas uniquement passif, et qu’il ait un réel objectif au cours du jeu. C’est comme ça que sont créés la plupart des niveaux de la licence : savoir mélanger la technique avec l’approche scénaristique. « Prenez le niveau du train (dans Uncharted 2), explique-t-elle. Nous avons conçu ce niveau comme un défi technique pour potentiellement obtenir un gameplay excitant. C’est donc parti de cette idée, et non d’une idée scénaristique. On ne savait pas d’où partait ce train, ni vers où il allait, ni pourquoi le héros était dessus. Nous savions juste que nous voulions le faire. Nous avons dû nous demander pourquoi ce train avait de l’importance, la progression dans l’histoire. Il fallait se dire : « je suis dans le train parce que quelqu’un dont je me préoccupe est en difficulté, je vais devoir traverser le train pour sauver cette personne ». On y ajoute une complexité émotionnelle puisque le héros ne sait même pas si cette personne veut être sauvée, cela permet d’impliquer le joueur émotionnellement, ce n’est pas forcément le « quoi », mais le « pourquoi » qui est la clé. »
Sur le sujet délicat d’une femme dans le milieu du jeu vidéo, on lui demande souvent s’il y a un challenge particulier à écrire des histoires centrées sur des hommes. Elle répond qu’il n’y a pas spécialement de distinction. « Si vous êtes trop concentré sur le sexe du personnage, il sera joliment écrit mais uni-dimensionnel. Le genre n’est pas vraiment une composante importante de la personnalité, je ne pense pas. À la fin, je pense que c’est notre humanité qui est la plus grande composante. J’essaye d’écrire tout le monde comme étant… asexué à certains niveaux. C’est ce qui, je pense, les rend intéressants« . Elle n’accepte pas l’idée que Drake soit un Lara Croft au masculin, puisqu’ils n’ont finalement que peu de choses en commun. Drake est plus classique, plus au corps à corps, à chercher les ennuis.
L’utilisation des personnages de soutien est aussi pour elle un moyen de renforcer la personnalité du héros. Sur Uncharted 2, la dualité entre Elena et Chloé a permis de faire ressortir le côté sombre de Drake. Chloé agit comme une ennemie alors qu’elle reste une fidèle alliée sans pour autant s’inquiéter du destin des autres, alors qu’Elena représente ce que Drake a de bon au fond de lui. Une manière d’accentuer l’ambivalence et le côté louche de ces aventuriers. Ces deux personnages apparaissent comme salvateurs dans la saga et réussissent à s’imposer dans l’histoire comme personnages féminins forts sans être les classiques demoiselles en détresse. Mais Hennig arrive aussi, non sans humour, à apporter sa touche féminine sur des problèmes purement techniques :
« Il y avait un problème sur la taille des seins parfois. Je disais aux modeleurs : « On va réduire un peu. Que dirais-tu d’un bonnet C ? »
En mars 2014, Amy Hennig quitte le studio Naughty Dog et les rumeurs attesteront qu’une ambiance délétère au sein du studio l’aurait forcé à partir. Neil Druckmann, l’autre scénariste phare de Naughty Dog qui s’est retrouvé propulsé sur le devant de la scène grâce à Last of Us, l’aurait évincée sur Uncharted 4 pour en reprendre le contrôle. Une rumeur qui a depuis été largement démentie. Mais vu les quelques départs qui ont eu lieu lors de la production de ce quatrième opus, on se doute qu’il y a eu quelques dissensions au sein de l’équipe, notamment à cause de l’arrivée de Druckmann et de son approche peut-être plus sombre du scénario. Mais Amy Hennig confirme que ces rumeurs sont exagérées, en répondant à un tweet incendiaire concernant Druckmann : « N’associez pas mon nom avec ce genre de discours haineux. Neil (Druckmann) a mis du cœur sur Uncharted 4 pendant deux ans« . Reste qu’une mention spéciale apparaît dans les crédits d’Uncharted 4, remerciant tout spécialement Amy Hennig pour le travail effectué. Un juste retour des choses pour son passage chez le studio californien. Quoi qu’il en soit, Amy Hennig a intégré Visceral Games (Dead Space) et travaille actuellement sur un nouveau jeu estampillé Star Wars où les rumeurs vont bon train quant à un jeu dans la veine d’un certain Uncharted…
Amy Hennig a reçu un Writers Guild of America Video Game Writing Award pour son travail sur Uncharted 2: Among Thieves et a été citée par le magazine Edge parmi les 100 femmes les plus influentes dans l’industrie du jeu. Une belle performance pour une femme qui a su prouver qu’elle pouvait parfaitement avoir sa place dans une industrie très masculine. Une tendance qui pourrait amorcer un changement salvateur et permettre à d’autres femmes de l’industrie de s’imposer véritablement.
Sources: GameInformer, Los Angeles Times et Eurogamer