
#Analyse 13 Reasons Why : Et Si…
« Tu vis encore tant que ceux qui t’ont connu te survivent. Tu mourras avec le dernier d’entre eux. À moins que certains ne t’aient fait vivre en parole dans la mémoire de leurs enfants. Pendant combien de générations vivras-tu ainsi, personnage oral ? » ¹
Écouter ta voix, venant d’outre-tombe, gravée sur la bande magnétique de cassettes audio, nous raconter pourquoi. Une technologie archaïque, mais symbolique. La transmission ou l’échange sont physiques. Donner ou léguer des cassettes, c’est refuser tout paradigme moderne de partage ou de diffusion. C’est pérenniser ta parole tout en l’inscrivant sur un support à l’existence fragile, incertaine, probablement condamnée à s’évanouir au fil des écoutes. Alors il restera nous. Ta voix dans nos souvenirs, dans notre mémoire, dans notre conscience. À nous d’être les supports de ta transmission, d’incarner ta voix. Du souffle de l’enregistrement au débit sûr et fragile de tes mots, te garantir d’exister à travers ceux qui t’ont connu pour ceux qui ne te connaîtront jamais.
« Ta vie fut une hypothèse. Ceux qui meurent vieux sont un bloc de passé. On pense à eux, et apparaît ce qu’ils furent. On pense à toi, et apparaît ce que tu aurais pu être. Tu fus et tu resteras un bloc de possibilités.
Ton suicide fut la parole la plus importante de ta vie, mais tu n’en cueilleras pas les fruits. » ¹
Apprendre pourquoi, le comprendre, mais être incapable de l’accepter, entre colère et culpabilité. Des mots que l’on n’a pas su entendre, des gestes que l’on n’a pas su déchiffrer, un regard que l’on n’a pas su capter. Une longue détresse en lente infusion. En te tranchant les veines, en enregistrant le ou les pourquoi, tu as rendu ton acte clair et audible. Pour la première fois peut-être, nous avons prêté attention. Nous avons mesuré la profondeur de ton mal, ton besoin de lâcher prise. Nous t’avons entendu, nous t’avons écouté, malgré nous. On multiplie les « Et si… » au fil de ton récit, mélangeant différents niveaux de culpabilité, différentes perspectives, différents alignements des planètes. On entre dans le jeu dangereux des éventualités, des possibilités, de remords en regrets, douloureux face au caractère inéluctable et limpide de ton acte, de ta plaidoirie. Forcé d’écouter, d’entendre, de comprendre, de revoir, d’imaginer, de supposer, d’accepter. Et de vivre avec.
« Tu es un livre qui me parle quand je le veux. Ta mort a écrit ta vie. » ¹
Qui es-tu, Hannah ? Tu es devenue la fille qui s’est suicidée. Celle qui a enregistré des cassettes comme un jeu de piste funèbre pour expliquer ton geste. Celle qui a montré du doigt les gens et la série d’événements qui t’ont conduite une dernière fois dans ta baignoire. Celle qui n’a pas eu l’impression d’exister et que la mort a fini par révéler. Les faces se suivent et mettent en mots ce que l’on n’a pas entendu. Et ce récit qui s’écrit nous révèle combien nous avons été aveugles et insensibles aux signes. Toi non plus, tu ne voyais pas tout. Ton suicide nous a ouvert les yeux. Sur celle que tu as été, celle que tu es et celle que tu seras. À nous, aujourd’hui, de décider de la suite.
« Seuls les vivants semblent incohérents. La mort clôt la série des événements qui constituent leur vie. »
Il est éprouvant d’écouter le récit d’une chute dont on connaît l’issue. Il est insoutenable d’assister impuissant à la destruction progressive d’une vie. De la multiplication des blessures au coup de grâce. Ta vie fut une succession de douleurs. Plus ou moins vives, plus ou moins cicatrisées que les coups réguliers viennent rouvrir sans cesse. Nous sommes tous responsables. Voilà la raison de ces cassettes. Nous raconter et nous responsabiliser. Nos actes, maladroits, nocifs, toxiques ou meurtriers t’ont poussé à poser la lame de rasoir sur tes poignets et à la glisser sur ta peau. Notre indifférence quotidienne aux signaux d’alarme t’a plongé dans ce bain. Nous ne savions pas, ou ne voulions pas savoir qu’il fallait te tendre une main. Ta mort révèle, tes cassettes accusent. De ton suicide, la lumière jaillit et éclaire une série d’événements. Ton extrême solitude n’a apporté aucune autre échappatoire possible. Nous sommes la raison d’une cohérence assassine.
« Ton suicide rend plus intense la vie de ceux qui t’ont survécu. Si l’ennui les menace, ou si l’absurdité de leur vie jaillit au détour d’un miroir cruel, qu’ils se souviennent de toi, et la douleur d’exister leur semble préférable à l’inquiétude de ne plus être. » ¹
Ton suicide a révélé ton existence au monde. Ton témoignage a raconté ton histoire. Et nous en sommes les acteurs principaux. Nous sommes exposés. En expliquant les raisons de ta mort, tu mets en scène notre culpabilité. C’était peut-être à nous de disparaître. Ton suicide devient la condamnation et la sentence de la victime. Nous autres, pouvons continuer nos petites vies sans importance. Tes cassettes sont là pour nous rappeler, pour nous tendre un miroir. Quoi que l’on fasse, où que nous allions, il restera ton témoignage pour rappeler les êtres détestables que nous sommes. Tu as peut-être trouvé le calme et la sérénité dans cette baignoire, dans le confort de l’eau chaude et dans l’écoulement d’une vie de souffrance qui s’échappe enfin. À nous, tu as apporté le chaos. Le désordre et la confusion nécessaire avec lesquels nous devons vivre. Nous sommes les acteurs de ton sacrifice. Et jamais nous ne devons retrouver la quiétude qui nous habillait et nous rendait plus beaux que nous ne l’étions.
« Mais dans la balance, l’accalmie de ta mort l’emporta sur l’agitation douloureuse de ta vie. » ¹
Et si c’est toi, Hannah, qui avais raison ?
¹ Edouard Levé, Suicide (Ed. P.O.L)