
#Analyse La femme victorieuse et le lycan utile (Penny Dreadful 5/5)
Dracula et Lucifer ne peuvent rien contre Vanessa : la femme reste irréductible. Sa botte secrète ? Un être mi-homme mi-bête, chair éminemment étrangère qui, entre les mains de la « promise de Dieu », fait trembler les cloisons sexuelles sur leurs bases.
« But I am »
Guettée par deux prédateurs sexuels depuis la nuit des temps, Vanessa déjoue les prophéties. Et même après avoir offert son cou au baiser du vampire, il lui reste le choix de suivre cette voie ou de bifurquer. Car elle « est », ainsi qu’elle le signifie à Dracula et Lucifer qui tentent de la réduire à la dimension féminine qui les arrange, mère reproductrice ou mère fusionnelle. À Dracula qui lui demande : « Qui es-tu pour me défier ? », elle répond : « Je ne suis rien. Je ne suis rien de plus qu’un brin d’herbe. Mais je suis. »
Irréductible, cette femme défie donc deux puissances que l’on jugerait a priori invincibles. Dans l’épisode 9 de la 3e saison, l’ultime épisode de la série Penny Dreadful, Ethan Chandler rejoint Vanessa Ives en un lieu souterrain – blanc comme la cellule capitonnée – éclairé par des myriades de bougies. Vanessa, à ce point du récit, a déjà accepté le baiser du vampire. Tout devrait donc être joué d’avance. Or, Ethan parvient à la convaincre que non, malgré ses errances et ses erreurs, Dieu ne l’a pas abandonnée. Toute ressemblance avec Jésus sur la croix n’est pas fortuite.
Miss Ives joue un rôle éminemment christique tout au long de la série. Sa montée finale vers le Père céleste insiste encore sur cette identification. Peut-être n’est-elle finalement « promise » à Dieu non comme une fiancée, mais comme un fils prodigue de retour au bercail. Voire, dans le cas présent, le troisième élément de la Trinité qui, après son passage sur terre et sa victoire sur les tentations du Malin (ou des Malins, en l’occurrence), retrouve son essence proprement divine. Ce qui fait d’elle une sorte de Jésus-Christ transgenre, hautement sexué, qui arbore des tenues uniformément noires (ou sombres) ou blanches (pendant son internement), comme pour signifier sa profonde dualité terrestre/céleste.
Un homme-loup tenu en laisse par une femme-vampire
Ceci dit, elle ne peut opérer seule sa propre salvation. Elle a besoin d’un homme qui exprime, lui aussi, un fort penchant pour la dualité. Penny Dreadful est emplie de personnages troubles ou doubles : Angélique le travesti, Dorian Gray le bisexuel, Brona et la Créature les morts-vivants, Brona à nouveau (en couple avec un homme mais assouvissant ses autres penchants avec une armée de femmes), le Dr Seward (dans le Dracula de Bram Stoker, le Dr Seward est un homme : voir aussi la série Hannibal et l’Alan Bloom du roman devenu Alana, ainsi que Freddie Lounds, homme dans le roman et femme dans la série), Catriona Hartdegen (une guerrière qui assume des attributs en principe réservés à la gent masculine), Mr Lyle (qui a tout de l’homosexuel à peine caché).
Citons à nouveau la figure du double, incarnée avec brio par le gardien de Vanessa Ives (et dont l’apparence est utilisée tant par Lucifer que par Dracula), mais aussi par le duo Dr Seward/Joan Clayton, deux femmes du même sang et du même visage (mais aux cheveux différents, sans parler de l’aspect vestimentaire). Ceci étant, qui mieux qu’un loup-garou peut incarner la dualité dans sa chair ? Le Dr Jekyll, peut-être, figure modernisée du lycanthrope, qui apparaît précisément dans cette 3esaison mais dont l’envol définitif ne se laisse deviner qu’à la toute fin.
Ethan Chandler, de son vrai nom Talbot : un double nom – or, on sait l’importance du nom dans Penny Dreadful et en démonologie (voir notre premier article). Un homme-loup recherché pour meurtres. Un Américain en Angleterre. Un homme (a priori) hétérosexuel qui couche avec Dorian Gray. Ethan Chandler, c’est de la chair étrange et étrangère à de multiples niveaux. Sans oublier son statut de « Lupus Dei », le « loup de Dieu » chargé de protéger Vanessa. Une prophétie pour mettre en échec celles que Lucifer menace de « dévoiler » lorsque Miss Ives les met en échec, Dracula et lui, dans sa chambre capitonnée.
Ethan est l’outil dans les mains de Miss Ives, l’Homme animalisé, réifié, qui permet à la Femme de se débarrasser du carcan masculin, de la menace sexuelle représentée par Lucifer et Dracula, deux facettes du même Peter Pan névrotique. Assez rapidement, la fonction d’Ethan Chandler semble être celle de « servir » Vanessa, de la protéger (y compris d’elle-même), de faire « ce qui est bien » pour elle et, partant, pour le monde.
L’inquiétante étrangeté… avec des crocs
Les parcours de Vanessa et d’Ethan sont parallèles : tous deux traqués (elle par deux démons et ses propres penchants autodestructeurs, lui par son père, la police et… ses propres penchants destructeurs), tous deux en quête d’absolu. Parallèles mais parfois opposés : par certains côtés, Ethan semble être davantage du côté du sentimental et Vanessa du côté du sensuel, voire du sexuel le plus cru. Et à la fin de la série, c’est bien Ethan qui débute le Notre Père et Vanessa qui empoigne son revolver… On aurait pu attendre, d’un loup-garou, qu’il représente une sorte d’absolu masculin. Dans Penny Dreadful, il n’en est rien : le loup est sensible, et l’homme plus encore. Et au-delà de l’incapacité de l’homme à contrôler sa personnalité lupine, c’est bien sous sa forme humaine qu’il met fin à l’existence de Vanessa Ives dans l’ultime épisode.
On rejoint ici le concept d’« inquiétante étrangeté » cher à Freud. S’il n’en est pas l’inventeur, l’Autrichien lui a donné ses lettres de noblesse en faisant de lui un arc-boutant de choix pour sa cathédrale psychanalytique. L’Unheimlich allemand, traduit en anglais par uncanny, peut se résumer en un « élément familier mais qui diffère pourtant de l’élément familier ». Ethan est un homme, et même sous sa forme lupine, il demeure reconnaissable. Ceci dit, la dimension Unheimlich ne réside pas en cela, car l’Ethan-loup ne diffère pas légèrement de l’Ethan-homme : le changement est par trop perceptible. L’« inquiétant étrangeté », estime Freud, trouve d’abord son origine dans le retour du même. Freud a lui-même ressenti cette impression dans un train, apercevant à travers une vitre un homme antipathique et pour tout dire inquiétant… avant de s’apercevoir qu’il s’agissait de son propre reflet.
Ethan est le double de Vanessa : créature humaine taraudée par ses pulsions animales, poursuivie par des êtres plus forts que lui, et qui néanmoins leur échappe toujours. S’il cède parfois à la tentation (sa relation avec la sorcière Hecate reste trouble dans la 3e saison), il retrouve toujours le chemin de l’innocence et de Dieu, et parvient à en convaincre une Vanessa flirtant constamment avec le désespoir. Dans Penny Dreadful, c’est le costaud qui ranime l’espérance de la fragile, non en la protégeant physiquement – il le lui propose, mais elle réaffirme ce qu’il sait déjà : que seule la mort, donnée par ses mains à lui, peut la sauver, elle et le monde – mais par la parole, une parole douce, sensible, dont le cliché culturel voudrait qu’elle soit d’ordre féminin.
Lucifer et Dracula, qui partagent le visage du gardien de Miss Ives tout en déployant des différences sensibles (yeux, postures, tonalités de la voix, etc.) – autre avatar de l’« inquiétant étrangeté » freudienne – tentent de faire de Vanessa un outil pour assouvir leurs propres déviances. Féministe victorieuse, elle renverse le jeu, utilise contre eux leurs propres armes sous la forme d’un homme-prophétie. Et s’échappe quand tout paraissait joué. On comprend alors à quel point toute la Création, dans ses trois dimensions (Dieu, Dracula, Lucifer), dépend d’elle. Dépend de la Femme. Un peu comme Irene « The Woman » Adler pour Sherlock Holmes, à la fois objet d’érotisme et sujet romantique, substance et essence, corps présent et fantasme absolu d’un « pur » cerveau pas si pur que cela.
Vanessa Ives n’est ni une victime, ni un instrument, ni une servante. Elle est un révélateur. Jim Garrison parle ainsi du Christ dans son livre The Darkness of God: Theology After Hiroshima, et l’on ne peut s’empêcher de penser à Miss Ives en lisant ce passage : « Ainsi que l’écrivait Henry Wieman (NDLR, un philosophe et théologien américain mort en 1975), Jésus « a divisé l’atome de l’égoïsme humain » : sa présence agit comme un catalyseur, provoquant des transformations créatives chez les personnes qui croyaient en lui. » Les scènes suivant directement la mort sacrificielle de Vanessa expriment bien cette atmosphère post-transformation. Sir Malcolm Murray sait qu’il doit se réinventer : il n’est plus question de noyer ses interrogations dans des voyages en des contrées lointaines. Chacun des personnages doit se trouver une nouvelle existence, comme un nouveau rôle.
Les frontières sexuelles s’estompent dans Penny Dreadful, entre une ancienne prostituée, morte et ressuscitée par la science, qui lève une armée secrète de femmes contre les hommes, et un esthète bisexuel décadent et dont aucun crime ne semble pouvoir marquer le corps. Les couples masculins y sont légion, et les fratries, contrariées – au-delà des frères ennemis Lucifer-Dracula, soulignons le couple formé par Vanessa et Mina Murray, couple qui explose quand la première couche avec le fiancé de la seconde (dans un épisode intitulé Closer than Sisters : tout un programme). Péché originel qui engendre l’enchaînement d’événements contés durant les trois saisons passionnantes de Penny Dreadful.
Penny Dreadful a été diffusée sur Showtime aux États-Unis. En France, la série créée par John Logan a été diffusée sur Netflix.