
#Analyse L’hystérique et sa reproduction (Penny Dreadful 2/5)
Deuxième visage de la femme menacée de domination masculine dans Penny Dreadful : Vanessa Ives l’hystérique. Ou quand Dracula recherche chez elle la clé du royaume au bénéfice de sa progéniture. « Le sang, c’est la vie », disait Renfield. Celui de la vie éternelle.
« Give me your blood »
Écartelée entre la tentation de la chair et celle de l’esprit, Vanessa Ives est aussi l’objet, pour Dracula et Lucifer, d’un enjeu plus majeur encore que celui du plaisir : elle est la clé de l’avenir. Or, l’avenir, pour des créatures censément éternelles comme ces deux frères ennemis, est affaire importante… C’est même la seule qui compte réellement, en définitive.
Si Lucifer recherche plus particulièrement le couple fusionnel (voir aussi notre prochain article), Dracula s’intéresse quant à lui à la « matrice Vanessa ». Certes, il parle des Créatures de la nuit en tant que our brethren, c’est-à-dire « nos frères ». Frères de Dracula et de Vanessa : bien curieuse fratrie… surtout pour un « roi des vampires » dont on devine qu’il est à l’origine de ces fameux Children of the night. Plutôt père que frère… ce qui fait de Miss Ives davantage une mère qu’une sœur. Décidément, la filiation est plus que contrariée au pays des ténèbres perpétuelles.
Dracula promet à Vanessa, si elle s’offre à lui, un monde enténébré où toute lumière sera « morte », où les Créatures de la nuit « émergeront et se nourriront », où l’air même sera « pestilence pour l’humanité ». Les êtres humains, asphyxiés par un air vicié et dévorés par la progéniture de Dracula, connaîtront donc un sort assez semblable à ce qu’envisage Lucifer lui-même (il propose à Vanessa de regarder le monde s’embraser et l’humanité brûler jusqu’à son dernier représentant).
Bref, Dracula veut imposer les ténèbres et offrir le monde en pâture à sa descendance. Posséder Vanessa, c’est contrôler le processus de procréation pour les siècles des siècles, et modeler le monde afin qu’il devienne un « nouveau paradis » pour une nouvelle espèce dominante : l’Eden de la chair de Dracula, la sienne propre et la « chair de sa chair », c’est-à-dire les « Enfants de la nuit ». Ici réside la principale différence avec le discours de Lucifer, qui ne parle à Vanessa que d’elle et de lui, et du temps « où les Dieux Anciens chantaient », où « il n’y avait que toi » et où « il n’y avait que moi ». Un couple éternel de deux esprits fusionnés, quand Dracula lui parle d’avoir des enfants et de leur offrir tout l’univers.
Signalons ici que, si la femme épousée perd son nom pour elle-même, à cette époque elle le perd aussi pour ses enfants, qui adoptent naturellement celui du père. Une autre façon de nier la femme, sa position dans la société, et de contrôler son corps. Dracula ne propose pas à Vanessa d’avoir réellement des enfants : ce qu’il souhaite, c’est qu’elle consacre la reproduction de soi inhérente au vampirisme. Avec elle, c’est sa « fratrie » qui prend le pouvoir sur le monde et le modèle à son image à lui. Ils n’engendrent pas ensemble une nouvelle espèce : c’est sa descendance à lui, autrement dit la lignée du père, qui prend le pouvoir.
Une sorcière avorteuse déguisée en psy
Mis à part cette confusion père/frère/époux, rien de particulièrement freudien jusqu’à présent. Cela dit, si l’on s’intéresse à l’hystérie et à ses origines, on peut en tirer quelques motifs intéressants dans une lecture de Penny Dreadful. L’hystérie est un concept très ancien. Platon, par exemple, en voyait la source dans un déplacement de l’utérus dans le corps de la femme, ce qui engendrait troubles et symptômes de toutes sortes. Un utérus qui se déplace avec anarchie ? Difficile de ne pas déceler ici une métaphore d’un appareil reproducteur féminin qui échappe fondamentalement à tout contrôle (masculin).
L’hystérie était vue par Freud, dans un premier temps, comme d’origine psychotraumatique. Un trouble psychique causé par un trauma fondateur – par exemple des attouchements durant l’enfance. Miss Ives, quant à elle, semble la proie d’hommes monstrueux, mort-vivant ou démon, prêts à tout pour la posséder. Dans la première saison, juste après son traitement au sein de la clinique du Dr Banning, elle « succombe » ainsi à une créature portant les traits de Sir Malcolm Murray. Une scène de possession/viol qui entraîne d’ailleurs la mort de sa mère, elle-même maîtresse de Sir Murray dans la « vraie vie ». Dans Penny Dreadful, les pulsions se croisent et s’entrecroisent, et se doublent sur le plan de la catharsis religieuse.
Enfermée dans sa « pièce blanche » (« white room »), Vanessa Ives converse avec sa psychanalyste, le Dr Seward. Celle-ci ne serait, à ses yeux (et à ceux du téléspectateur qui réalise qu’une seule et même actrice incarne ces deux personnages distants d’une saison), que la descendante – voire la réincarnation – d’une sorcière qu’elle a rencontrée étant jeune. Dénommée Joan Clayton, cette sorcière était une Cut-Wife : une avorteuse. Très versée dans les arts occultes, elle était, en raison de ses connaissances en matière de plantes, à la fois recherchée et rejetée par les habitants du village tout proche. Et notamment les plantes permettant de mettre fin à une grossesse avant son terme. Un « pouvoir » sur la reproduction qui la mènera à sa perte : sous le prétexte de « tuer une hérétique », le propriétaire foncier local la fait exécuter pour une question d’argent. Un prétexte, autrement dit un « texte », précédant la raison réelle. Son pouvoir sur la descendance d’autrui la mène à sa perte.
L’identité de l’avorteuse et de la psychanalyste est en réalité très riche, bien qu’assez peu exploitée dans la série. Elle insère, l’air de rien, cette notion d’« éternel retour du même » qui s’accommode a priori assez mal avec un discours excessivement catholique. La réincarnation d’une sorcière en psy pose notamment des problèmes de temporalité (moins d’une génération sépare ces deux incarnations : la psychanalyste, certes lointaine parente de la famille Clayton, serait néanmoins née avant que la sorcière ne meure). L’humour intrinsèque de cette analogie, en revanche, est indéniable.
Seule dans sa chambre blanche, captive de sa matrice enfermante, Vanessa Ives peut donc compter sur l’aide d’une « avorteuse réincarnée » pour sortir, née à nouveau, de son trauma fondateur. Convoitée par l’un des frères pour son corps/utérus, elle l’est aussi par l’autre frère, mais pour son esprit cette fois, pour son être propre, pour ce couple qu’elle semble avoir formé voici bien longtemps avec Lucifer. Ici également, cependant, ce n’est pas pour elle-même qu’elle est courtisée : c’est, in fine, pour détrôner le Père. Ce qui nous mène à la troisième dimension freudienne de Penny Dreadful : le complexe d’Œdipe.
Penny Dreadful a été diffusée sur Showtime aux États-Unis. En France, la série créée par John Logan a été diffusée sur Netflix.