
Analyse Mafia III ou la discrimination raciale en monde ouvert
Après deux épisodes laissant le joueur goûter aux affres de la mafia italienne et de ses dérives, le troisième opus prend la licence à contre-courant en présentant la Cosa Nostra comme une entité volontairement malfaisante et sans équivoque. Et pour appuyer ces propos, rien de tel que de mettre en scène un protagoniste afro-américain à la fin des années 60 pour raconter une histoire de vengeance sanglante et sans pitié.
On pourra longtemps épiloguer sur la qualité ludique du titre. Répétitif et lourdingue, techniquement à la ramasse, le titre ne vaut que pour la réalisation et la mise en scène de ses cinématiques, mais aussi pour le background de la ville de New Bordeaux, étonnamment crédible avec son temps. Nous sommes en 1968, et Lincoln Clay vient de revenir de la guerre du Vietnam. Il est accueilli par sa famille qui fait partie d’un petit groupe de gangsters associé avec la mafia italienne du coin. Après un braquage réussi en collaboration avec Sal Marcano, le parrain de la ville, celui-ci les double et zigouille toute la petite troupe. Sauf que Lincoln Clay, laissé pour mort, survit au massacre et se réveille quelques semaines plus tard. Pas forcément de bon poil, il décide de se venger de Marcano en s’associant avec un ex-agent de la CIA afin de dézinguer un à un tous les membres de la pègre locale en mettant la ville à feu et à sang, déterminé à laisser son empreinte.
Outre la prolifique et extraordinaire sélection musicale du titre (The Animals, Creedence Clearwater, Rolling Stones, etc.), le contexte de l’époque donne à cet antihéros une résonance bien particulière. Et le titre tient compte de tout ça pour proposer quelque chose de réellement différent dans un open-world. L’histoire se déroule en 1968, qui compte coup sur coup l’assassinat de Robert Kennedy (luttant d’ailleurs contre la ségrégation raciale) et celui de Martin Luther King. Les émeutes raciales éclatent de plus belle, et les remous de la guerre du Vietnam ne sont pas là pour arranger les choses. La ville fictive de New Bordeaux dans Mafia 3 n’est pas non plus un choix anodin : la ville possède de forts relents d’une bourgade du sud des États-Unis et on comprend très vite les orientations sociales et politiques de la population.
Là où Hangar 13 (le développeur du jeu) tire son épingle du jeu, c’est dans son choix de ne pas aborder la discrimination raciale au cœur de son histoire, en confrontant Lincoln Clay à cet aspect de manière indirecte. Certes, on compte bien dans les gangs ennemis quelques sudistes « légèrement » extrêmes ici et là, et un ersatz de Ku Klux Klan pour marquer le coup, mais jamais le héros ne se sert de ces prétextes pour y puiser sa soif de vengeance. Ses motivations sont claires, et on comprend très vite que le regard des autres n’est plus vraiment son problème. Cet aspect n’est pas totalement effacé dans le scénario, mais s’ajoute intelligemment dans l’équation. Mafia 3 n’est pas une histoire d’un Afro-Américain qui lutte contre la discrimination, seulement celle d’un homme qui veut faire payer ceux qui l’ont blessé et ont arraché tout ce qu’il avait de plus cher.
Lincoln n’est donc pas un symbole de la ségrégation américaine de l’époque, mais plutôt un témoin du racisme ordinaire, le racisme latent, qui s’insinue dans le quotidien de la population afro-américaine, qui a appris à vivre avec en souffrant silencieusement. Et c’est à cette situation que va se confronter le joueur, en intégrant plusieurs features directement dans le monde ouvert. Les jeux open world ont toujours limité les réactions des PNJ pour faire en sorte que le joueur s’amuse en le laissant penser que la ville peut vivre sans lui. Une série d’algorithmes, de lignes de codes pour donner à ce passant des réactions classiques : s’indigner lorsque vous le bousculez, s’enfuir quand vous sortez une arme à feu. Une espèce de blocage, de réaction neutre rarement agressive, qui est là pour ne jamais perturber l’expérience du joueur.
Dans Mafia 3, c’est l’une des premières fois où le joueur est dans une situation d’infériorité vis-à-vis de l’environnement qui l’entoure. Le jeu vous fait très vite comprendre que Lincoln Clay n’est pas vraiment apprécié dans les rues de la ville et tout ça passe par la réaction de ces PNJs. Baladez-vous dans la rue pour collectionner les insultes racistes de plus en plus dégradantes. Pénétrez dans certaines boutiques pour vous faire chasser par leurs propriétaires, sortant l’artillerie si nécessaire ou appelant la police. On peut être poursuivi par les forces de l’ordre, prétextant la couleur de votre peau pour simple motif de tirer à vue. Et je ne parle même pas des discours passant lors des nombreuses émissions à la radio, témoins d’une Amérique en pleine révolution raciale. Tétanisant.
Et c’est le mutisme de Lincoln qui rend le propos encore plus frappant. Alors que le reste de la population n’hésitera pas à réagir à votre passage, Lincoln Clay n’est pas programmé pour balancer de la répartie ou faire parler la poudre puisque, hormis les cinématiques, c’est le joueur qui le contrôle, et c’est donc à lui de savoir laisser passer les insultes ou de sortir le fusil à pompe lorsque vous entendez « face de suie » pour la quatorzième fois. Le jeu prend le risque de responsabiliser le joueur face au racisme ordinaire et le laisse réagir à des événements qu’il a l’habitude de voir ou non. Étant donné que Lincoln Clay est très vite décrit comme une machine à tuer, faire parler la poudre hors mission ne choquera pas spécialement le joueur et renforcera cette dénonciation sous-jacente qui flotte au-dessus du titre.
C’est d’autant plus dommage que ce propos disparaît presque totalement avec la construction du titre qui tombe dans les grandes ficelles du jeu open world, se résumant à jouer avec les mêmes situations et les mêmes approches. Les missions se ressemblent toutes et n’ont aucune saveur, un contraste frappant quand on voit avec quelle méticulosité est retranscrite la société américaine à ce moment de son histoire. Cet aspect du racisme ne se retrouve jamais durant les missions principales, à tel point qu’on en vient à remarquer une véritable scission dans l’équipe, entre celle qui a conçu l’histoire et l’univers, impressionnant de justesse et de profondeur, et celle qui a conçu le gameplay et les phases de jeu, inintéressantes au possible. On passe d’un massacre dans une maison close où on aligne les headshots au fusil à pompe sans véritables enjeux à une cinématique où l’on voit le personnage du prêtre se confier, face caméra, sur la nature bestiale de Lincoln Clay et son désespoir face à cet homme qu’il croyait avoir connu et qui a sombré dans une violence indescriptible, tout ça en l’espace de dix minutes. On pourrait même croire que les cutscenes reprochent au jeu d’être ce qu’il est : une œuvre d’auteur complètement submergé par le désir bassement mercantile de livrer un open world violent qui plaira au plus grand nombre.
Et tout ce travail sur cet open world crédible, sur le jugement des autres, sur la tolérance passe complètement à la trappe, englué par de gros soucis techniques et une structure de jeu qui ne donne même pas envie de continuer. Alors que Mafia 3 est probablement le seul jeu de production AAA qui traite de la question délicate de la discrimination envers les noirs dans une Louisiane fictive des années 60 (encore d’actualité aujourd’hui), les joueurs ne retiendront (à raison) qu’un titre brouillon, parfois d’une violence gratuite, qui profite de la sauvagerie justifiée de son personnage principal pour en faire son argument de vente numéro 1. Alors que Martin Luther King (dont l’ombre plane constamment sur ce jeu) parlait de l’injustice et de l’oppression de ce genre de ville en la rendant étouffante, on perçoit seulement quelques bribes de ce que Mafia 3 aurait pu devenir, une véritable œuvre forte jamais vue dans le paysage vidéoludique. Mais le destin (et l’éditeur, probablement) en aura décidé autrement.