
#Analyse Œdipe roi des Enfers (Penny Dreadful 3/5)
Troisième visage de la femme-outil dans Penny Dreadful : dans les mains de Lucifer, Vanessa est un glaive apte à « abattre le Père céleste de son trône sanglant ». Œdipe, vous avez dit Œdipe…
« Let us be as we were »
Pour Dracula, Vanessa Ives est la clé de la domination de son « peuple » sur le monde. Pour Lucifer, l’objectif est tout aussi narcissique et le résultat sensiblement le même – une humanité anéantie – mais il compte profiter du spectacle de bien différentes façons. Ce que l’Ange déchu propose à Vanessa ? Observer, en sa compagnie exclusive, « le feu consumer tous les hommes et toutes les femmes et toutes les bêtes de la terre jusqu’à ce que, seuls, nous subsistions ». Programme désormais classique, et qui rejoint le quatrième visage (que nous envisagerons dans le prochain article) : celui de la bombe H.
Plus intéressant, d’un point de vue psychologique, est ce que Lucifer offre à Vanessa en s’agenouillant comme elle, non pour prier Dieu mais pour le défier : « Soyons comme nous étions. Avant qu’il n’y ait le temps, il y avait toi et moi. Avant que le scorpion rampe et que la vipère siffle. À cette époque où les Dieux Anciens chantaient. Et il n’y avait que toi et il n’y avait que moi. Donne-toi librement à moi. Sois ce que tu es et que tu as toujours été. » La répétition est intéressante : « (…) there was thee and me (…) And there was only thee and there was only me. »
Lucifer nage en plein complexe d’Œdipe. Ce qu’il désire par-dessous tout est le retour à ce qui précède le temps : la fusion avec la mère. Cette époque bénie où il n’est pas encore question de père, de monde extérieur, de contraintes, d’échecs à subir, d’efforts à fournir et de futur à assurer. C’est aussi l’un des moments, dans Penny Dreadful, où l’on sous-entend qu’une forme de répétition est à l’œuvre. Lucifer veut revenir à ce que Vanessa et lui étaient à l’origine, tels les Adam et Ève de la Genèse. Peut-être la Femme et le Serpent formaient-ils le vrai premier couple du monde, en tout cas dans l’esprit de la vipère ? Et si Dieu avait chassé le Serpent et Ève plutôt qu’Adam ? Le premier homme n’est qu’un suiveur : le premier vrai « couple de la connaissance », celui qui ose réellement défier Dieu, pourrait bien être Ève et son Tentateur…
Quoi qu’il en soit, Lucifer recherche un retour à la fusion des premiers temps. Le complexe d’Œdipe est une tragédie en deux actes. Le second est un inceste : celui d’Œdipe avec sa mère Jocaste. Or, comment ne pas voir en Vanessa, « promise à Dieu » c’est-à-dire la future épouse du « Dieu céleste », une figure maternelle pour Lucifer, « l’Ange déchu », lui-même enfant de Dieu ? Inceste direct, si l’on prend en compte la forte connotation de « retour à la fusion maternelle » qu’exprime son discours à Vanessa ; inceste au second degré, si l’on considère la jeune femme comme une « belle-mère en puissance » pour lui – en version fantasmée, le retour de la marâtre des contes de fées.
En matière d’inceste, le thème des frères ennemis rappelle d’ailleurs l’histoire de Caïn et Abel. D’où vient la descendance d’un couple originel unique, si Dieu ne crée pas de conjoint pour les fils et les filles nés de cette union ? Selon le Livre des Jubilés (un livre attribué à Moïse mais qui n’a pas été inclus dans la Septante, la bible traduite de l’hébreu en grec), Caïn a épousé sa sœur Awan et Seth, le 3e frère, sa sœur Azura, et ainsi de suite.
Un Père à abattre
Le premier acte de la tragédie d’Œdipe est tout aussi connu : il s’agit du meurtre du père. Sans le savoir, Œdipe assassine en effet son père Laïos, roi de Thèbes, puis, après avoir résolu l’énigme de la Sphinx, accède au trône et épouse Jocaste. Sa mère, donc.
Après avoir vanté, auprès de Miss Ives, tout le bénéfice qu’elle tirerait à un retour à l’ordre ancien, Lucifer ajoute ce bénéfice secondaire : « Alors, nous porterons nos regards vers le ciel. Et nous abattrons le Père céleste de son trône sanglant. » L’intention est on ne peut plus claire. Au-delà de la vengeance envers ce père qui l’a battu lors de cette « terrible bataille », et de sa chute qu’il évoque au début de son dialogue avec la jeune femme, les bras en croix dans une pose hautement christique, Lucifer veut remplacer « son » père sur son trône. Épouser la mère (qu’elle ne soit encore que « promise » ne semble guère poser de problème). Et bouter le feu à la Création.
Car Lucifer fait encore moins cas de l’humanité que son frère Dracula. Celui-ci la destine au festin de ses « frères » ; Lucifer veut simplement la voir brûler, dans une posture à la Néron jouant mythiquement de la lyre devant Rome embrasée. Dracula parle de son peuple, de cette « fraternité » à son image et dont il est de facto le père ; Lucifer ne parle que de lui, de Vanessa, de ce couple fusionnel qu’il tente de reformer avec Ève (ou une Ève nouvelle), et du cadavre du Père qu’il compte bien contempler. Lucifer n’a pas de descendance, uniquement des servantes : les sorcières de la saison 2.
Vengeance de cette chute qui entraîna l’ange Lucifer, le préféré de Dieu, jusqu’en ces Enfers auquel il est désormais relégué, se nourrissant « de poussière et de superstition » (évocation de la Genèse, 3,14 : « (…) tu marcheras sur ton ventre et tu mangeras de la poussière tous les jours de ta vie »), ainsi que se moque Dracula. Mais peut-être aussi revanche sur ce Dieu qui punit la Femme et le Serpent de leur désir commun de connaissance. Dans le jugement qu’il rend après la consommation de la pomme, Dieu instaure en effet une hostilité entre la descendance de la femme et celle du serpent. Confirmation qu’une telle hostilité n’existait pas auparavant, et signe aussi d’une relation toute particulière entre la Femme et le Rampant. Et prétexte, enfin, pour instaurer le pouvoir de l’homme sur la femme, Dieu disant à Ève : « (…) et tes désirs te porteront vers ton mari, mais il dominera sur toi » (Gn 3,16).
Quand Dracula s’intéresse au futur via sa progéniture (sa critique de son frère repose d’ailleurs sur cette préoccupation du monde moderne : « Ils ne croiront pas toujours, mon frère. Nous vivons dans une ère puissante de science et d’absence de foi. »), Lucifer est tout entier porté vers le passé (retour à la situation d’origine). Sa menace, lorsque Vanessa repousse ses avances et celles de Dracula, tourne d’ailleurs autour des « prophéties » qu’il compte « dévoiler ». Autrement dit, une vérité du présent implantée en germe dans un passé lointain.
Origine(s) des générations, désir de retour à la fusion d’avant le père, la connaissance comme source de pulsion et de malédiction… La maternité d’un point de vue sexuel est source de névrose dans Penny Dreadful. La peur de perdre l’amour maternel est, quant à elle, corrélée à une peur de l’annihilation totale. Ce qui nous mène au quatrième visage de Vanessa Ives : la bombe H.
Penny Dreadful a été diffusée sur Showtime aux États-Unis. En France, la série créée par John Logan a été diffusée sur Netflix.