
#Analyse Sherlock Holmes, Variations sur un Même Thème (1/5)
C’est le premier janvier que débutera la quatrième saison de Sherlock, la transposition moderne du célèbre détective par Steven Moffat et Mark Gatiss. Pour l’occasion, Amandine s’est lancée dans un comparatif des dernières adaptations du personnage de Sir Arthur Conan Doyle. Une analyse complète, complexe en cinq parties, parce que Holmes n’en méritait pas moins.
Ces dernières années, le personnage de Sir Arthur Conan Doyle a fait un retour remarqué sur le petit écran sous la forme de réécritures modernes. Si l’on considère Sherlock Holmes comme un mythe, alors il faut reconnaître aux histoires qui le mettent en scène des traits invariants (ce que l’on nomme des mythèmes).
Tout d’abord, Sherlock Holmes est un détective à l’intelligence surdéveloppée utilisant la déduction comme méthode de résolution. Il est excentrique, arrogant, solitaire, manifeste des capacités physiques et sportives supérieures à la normale, refuse l’émotivité et les effusions sentimentales en général, a souvent recours à l’illégalité pour résoudre des enquêtes, souffre d’addiction et a des talents de musicien. Autour de lui gravitent Watson, médecin et compagnon, Mrs Hudson, Irene Adler la seule aventure amoureuse de Sherlock, son rival James Moriarty et son frère Mycroft. Autre mythème notable : la mort (simulée ou non) de Sherlock.
À différents degrés, Sherlock, House M.D. et Elementary respectent toutes les trois ce canevas.
L’adaptation la plus fidèle aux romans est sans doute le Sherlock de Steven Moffat (depuis 2010 sur la BBC) avec le désormais omniprésent Benedict Cumberbatch. Hormis l’époque, qui nous est contemporaine, Sherlock reprend les mythèmes les plus courants et joue assez brillamment des différentes intrigues originales (A study in scarlet => A study in pink, A scandal in Belgravia => A scandal in Bohemia , Le chien des Baskerville, etc.) tout en intégrant un modernisme bien dosé (les SMS s’affichant à l’écran par exemple).
Entre 2004 et 2012, House M.D. a proposé une relecture plus originale. L’idée de David Shore était une réécriture médicale de Sherlock Holmes : chaque cas médical est traité comme une enquête à résoudre avec sa liste de suspects inscrite sur le tableau blanc et la science de la déduction comme seul guide. Le jeu sur les noms est transparent (Holmes => House, Watson => Wilson), tout comme d’autres éléments scénaristiques, notamment le fait d’avoir agréablement profité des talents musicaux de Hugh Laurie ou bien encore la fin de la série.
Enfin, depuis 2012, Sherlock Holmes (Jonny Lee Miller) a déménagé à New York et est devenu consultant pour la NYPD en compagnie de Joan Watson, une ancienne chirurgienne reconvertie en compagnon de sobriété puis apprentie détective. Elementary, la série de Robert Doherty (qui a commencé sa carrière de scénariste sur Star Trek : Voyager) joue la carte du développement des personnages sur le temps long grâce à son format classique de série de network : 24 épisodes par saison, soit autant d’enquêtes avec un léger fil rouge plus mythologique et des personnages récurrents.
Ces trois réécritures modernes de Sherlock Holmes partagent un même effort de modernisme, Sherlock et Elementary proposant également un même dosage entre éléments issus de Sir Arthur Conan Doyle et invention. C’est donc du point de vue des incarnations du personnage de Sherlock Holmes que la comparaison s’avère la plus riche.
(Pour plus de commodité, on nommera Cumberlock le héros de Sherlock et Millock celui de Elementary.)
Des personnages à la marge
Si House, Cumberlock et Millock sont tous les trois des personnages marginaux avec pour modèle commun le Sherlock Holmes originel, leurs relations aux autres et au monde sont présentées de manières très différentes. Leur point commun le plus évident est bien entendu leur hyperintelligence : tous les trois surpassent les autres personnages non seulement par leurs capacités déductives mais également par leur savoir encyclopédique. De fait, ils sont montrés comme en marge du monde ordinaire à cause de leurs passions (virant souvent à l’obsession) et de leur acuité hors normes. « En marge » n’est sans doute pas l’expression la plus adéquate : compte tenu de leur niveau d’intelligence, ils sont moins à côté des autres qu’au-dessus des autres. Cumberlock et House sont d’ailleurs largement écrits comme des hommes qui refusent de se plier aux mêmes règles que le commun des mortels. House se conduit comme un adolescent et cherche sans cesse à enfreindre les limites posées par le parent Cuddy, tandis que Cumberlock semble considérer que les lois ne s’appliquent pas à son cas particulier. Les deux voient les règles comme une façon qu’a la hiérarchie de brimer leurs capacités et comme des entraves à la bonne progression de leurs enquêtes : ils détiennent la vérité, mais personne d’autre n’est assez intelligent ou courageux pour le voir. (C’est leur côté adolescent…)
Elementary, cependant, paraît moins insister sur le goût de la transgression chez son personnage : certes Millock aime les défis (comme ceux que lui pose Alfredo, mais ils sont légaux) et truque régulièrement les procédures policières, mais généralement dans le but de sauver quelqu’un ou d’empêcher ultimement un coupable de nuire à nouveau. D’ailleurs, l’épisode Tremors (2×10) est là pour rappeler à Sherlock Holmes, et au spectateur, que dépasser les limites n’est pas sans conséquence pour l’entourage, ici pour Marcus Bell. En un sens, les incartades de Millock sont presque toujours motivées par une forme de nécessité morale et, plus ponctuellement, par une détresse psychologique : ainsi, l’accès de colère qui le fait foncer dans la voiture d’un meurtrier (1×02). La différence majeure entre d’une part Millock et d’autre part Cumberlock et House se situe sans doute dans la notion de plaisir : Millock ne recherche pas la jouissance dans la transgression et il voit son travail comme la seule façon de canaliser la souffrance provoquée par sa différence (« Tout me fait souffrir. […] Mon travail me recentre. Ça aide. Tu dis que j’utilise mes dons. Je dis que je les soigne. » – 3×18) Même s’il manifeste toujours du plaisir à prendre en charge une nouvelle enquête (parce que l’ennui est le pire ennemi de sa sobriété), on est loin des effusions de joie de Cumberlock dans le pilote de Sherlock : « Something fun! The Game is on! »
La question de l’autisme
Outre cette hyperintelligence, ou à cause d’elle, le personnage de Sherlock Holmes est toujours présenté comme différent du commun des mortels, voire porteur d’un trouble. Là encore, House, Millock et Cumberlock jouent sur des partitions très différentes. Il est toujours délicat d’appliquer des catégories psychiatriques à des personnages. Non seulement poser des diagnostics sur des constructions fictionnelles peut être vu comme absurde, mais en outre la pratique est souvent stigmatisante lorsque des termes comme schizophrène ou autiste sont employés à tort et à travers. Du côté de l’écriture, le handicap mental réduit parfois (souvent ?) les personnages à quelques troubles stéréotypés. Néanmoins, on ne peut pas exclure une part de « miroir psychologique » dans la construction d’un personnage et parfois les traits de caractère recouvrent, intentionnellement ou non, des troubles dits mentaux même lorsque le personnage n’est pas catégorisé ainsi par les scénaristes. Dans le cas de Cumberlock, la situation est encore différente puisque le personnage se diagnostique lui-même.
Nombreux sont les psychiatres à avoir diagnostiqué le Sherlock Holmes originel (celui des livres donc) comme présentant un syndrome d’Asperger. Ils reconnaissent dans le personnage des interactions sociales troublées, des difficultés de communication, une vision du monde privilégiant le détail à la globalité, des intérêts restreints pouvant tourner à l’obsession. Savoir si Sherlock Holmes est un personnage autiste constitue une question récurrente des études holmésiennes que les showrunners ont abordée différemment. Ce terme, « Asperger », Watson et Lestrade le prononcent dans l’épisode Le Chien des Baskerville (2×02) mais interrogés directement sur le sujet, Steven Moffat et Mark Gatiss se refusent à appliquer une étiquette sur leur personnage. On retrouve pourtant la même qualification dans la bouche de Bill Condon (le réalisateur de Mr. Holmes avec Ian McKellen) qui évoque cette « Asperger’s quality » que Cumberbatch incarne si bien d’après lui.
En ce qui concerne House, un épisode refuse explicitement toute velléité de diagnostic. Dans Line in the Sand (3×04), House et son équipe ont pour patient un petit garçon autiste très handicapé par son trouble. À la fin de l’épisode, alors que la question « House ne serait-il pas autiste ? Ne serait-ce pas là la clé de son identité ? » a été soulevée plusieurs fois, Wilson balaie d’un revers de main toute tentative de diagnostic : « Tu n’es pas autiste, tu n’as même pas un Asperger. Tu aimerais l’être parce que ça t’exempterait des règles, ça te rendrait libre, ça te dégagerait de toute responsabilité. Mais le plus important c’est que ça signifierait que tu n’es pas juste un connard. » Pour David Shore, la possibilité d’un trouble autistique chez House est donc totalement écartée. (Voir aussi cet échange entre Cameron et House à propos de la différence et de la normalité.)
Dans le cas d’Elementary, Robert Doherty affirme que si certains aspects de son personnage peuvent rappeler les troubles autistiques, c’est davantage le fait de la caractérisation initiale de Conan Doyle qu’une volonté des producteurs. En effet, Doherty souhaitait avant tout se concentrer sur l’addiction de Sherlock. Cependant, les retours des spectateurs autistes ou proches d’autistes semblent avoir été nombreux et globalement positifs. Est-ce pour cela que Doherty a créé le personnage de Fiona, une femme neuroatypique avec qui Sherlock développe une relation amoureuse ? (Si le sujet vous intéresse, je vous renvoie à ce très intéressant post sur le blog d’un autiste holmésien, comme il se présente lui-même.)
Dans tous les cas, il est clair que l’ambiguïté concernant l’autisme de Millock et Cumberlock est entretenue (plus volontairement par Moffat) dans les deux séries.
La grande différence entre Holmes et House, c’est que lorsque le premier utilise la déduction comme procédé, l’autre utilise l’élimination. Ce sont deux façons de faire très différente. L’une suggère une approche minutieuse de chaque élément et l’analyse de ces éléments pour émettre une hypothèse et l’autre suggère un rassemblement de tous les symptômes que l’on va éliminer l’un après l’autre en procédant par tâtonnement.
Les deux personnages ont souvent été rapprochés et c’est vrai qu’il existe de très fortes similitudes dans chaque univers (l’approche sinique, le côté misanthrope, la relation entre House/Holmes et Wilson/Watson, le côté « bourreau de travail », l’addiction aux drogues, etc) mais leurs façons de procéder est diamétralement opposée.
Effectivement, House utilise un mélange de déduction et surtout de « trial and error » mais si on veut être totalement honnête: Holmes n’utilise pas non plus la méthode déductive au sens strict. (Voir l’article de Jerold J. Abrams dans « House and philosophy », 2008, p.57 qui rappelle notamment que Holmes fonctionne par excellentes conjectures et par probabilités, alors que la méthode déductive suppose la nécessité du résultat selon une prémisse donnée.)
Je ne suis pas entrée dans les détails de leur mode de pensée parce que mon analyse portait sur les incarnations (et qu’il était déjà bien trop long!…) mais si tu lis l’anglais, je te renvoie à ce plutôt bon bouquin! Merci pour la remarque 🙂