
#Analyse The Times They Are a-a-a-Changing
Robert Zimmerman. The Times They Are A-Changing. Highway 61 Revisited. Blonde on Blonde. Folk, blues, country, rock, poésie, légende. Tout a été dit sur Bob Dylan, tout et son contraire. Votre serviteur n’est par conséquent pas décidé à en remettre une couche, pour le dire vulgairement. De la même façon que les Beatles et les Stones ont été déifiés, Dylan s’est vu dressé au rang de véritable trésor mondial, et on ne touche pas à un trésor. Au mieux, on le pille. Et Dieu sait que pillé, Dylan le restera.

Allen Ginsberg, Peter Orlovsky, Barbara Rubin, Bob Dylan, and Daniel Kramer, backstage at McCarter Theatre
L’homme, comme tout homme, aura eu ses hauts et ses bas. Les fanatiques de la période acoustique s’arrêteront à son quatrième album, les autres iront un peu plus loin dans la discographie du maître, chacun défendant son bout d’os, sa vision de ce que doit ou ne doit pas être un bon Dylan. Dylan folk, celui qui, au début de sa carrière, se tiendra sur les épaules de Hank Williams, Woody Guthrie et Robert Johnson. Dylan poète, dont la plume s’envolera du côté de Kerouac et Ginsberg. Et enfin, Dylan électrique, l’infâme, aux yeux des premiers aficionados.
Et puis…
Et puis le vieux est toujours là. En 2016, Dylan, cette vieille chimère, nous enchante toujours par quelques albums bien sentis, et nous fait encore rêver à ces époques lointaines de révoltes, lorsque la jeunesse naïve, excusez du pléonasme, arpentait le Village en quête d’un avenir libéré de toute oppression.
Mais ne soyons pas dupes. Les volutes de tabac ou autres substances qui se mêlaient aux rêves d’alors se sont dissipées, laissant place à une désillusion de laquelle nous ne sommes pas sortis et ne sortirons par ailleurs peut-être jamais. La postmodernité, que l’on pourrait définir comme étant le doute sur les grands récits de légitimation, a fait son œuvre de grande faucheuse d’idéaux, et l’homme insensé dont parle Nietzsche continue à courir en plein midi, tenant une lanterne allumée et criant : « Je cherche Dieu, je cherche Dieu ».
Fait admis : Dylan aura servi de porte-étendard à toute une génération. Ses textes auront été récupérés et passés à la moulinette d’une herméneutique patristique de façon à coller à quelque idéologie. Cela aura toujours été l’heur et le malheur de cet artiste engagé dans le non-engagement.
Voici un homme qui, une bonne partie de sa vie, aura écrit des textes poétiques, obscurs et plus que tout, moqueurs. Dylan, c’est avant tout le rire devant la conscience d’avoir composé des paroles libres de coller à toute interprétation. Pour reprendre un concept mis en avant par Umberto Eco, les chansons de ce vieux Bob sont des œuvres ouvertes, leur sens étant sans cesse à inventer. Et de fait, l’idéologie dominante étant de nos jours celle de la désillusion — regardez un peu de quoi parlent nos chanteurs —, les textes énigmatiques de Dylan peuvent très bien être lus par le biais de l’idéologie du désenchantement. C’est cela Dylan, un homme qui colle à toutes les époques, à tous les idéaux. Épiphanie, ouverture du sens.
Et sa musique là-dedans ? Que faisons-nous de sa musique ? Est-il encore possible d’en tirer une signification ?
La musique est un ravissement. Et à nos oreilles, celle de Dylan l’est particulièrement. Deux acceptions possibles au verbe « ravir ». D’abord, la musique est un ravissement parce qu’elle nous enchante, nous fait plaisir. Enfin, elle nous ravit aussi parce qu’elle nous arrache à l’univers du sens et de la compréhension. Les mélodies composées par le vieux Bob, sa voix inimitable, son chant, tout cela agit comme le chant des sirènes et vient nous extirper du pouvoir dissolvant de l’intelligence.
Il serait aisé d’évoquer la façon dont les textes et la mélodie de Boots of Spanish Leather peuvent vous fendre le cœur les jours de mélancolie. De même pourriez-vous rêver à de joyeux road trips le long des routes ensoleillées de la côte méditerranéenne, avec dans les oreilles la guitare folle de Mike Bloomfield ou encore vous remémorer la joie de voir un ami cher s’émerveiller à l’écoute de Love Minus Zero/No Limit. Ces divagations ayant pour but, chers lecteurs mélomanes, de vous faire comprendre — mais la plupart d’entre vous le savent déjà très bien — que si un artiste vous touche à ce point, c’est à vie, il s’agrippe à votre âme, se nourrit d’elle pour lui offrir en retour un cadeau indicible, inestimable, dont vous conservez jalousement la magie.
En vérité, parler d’un musicien dont on admire l’œuvre est une réelle souffrance. Rien ne saurait en effet venir attester l’idée que nous sommes capables de rendre compte, avec des mots, de ce qui se joue lorsque la musique nous emporte. Peut-être devrions-nous tout simplement rester muet devant l’œuvre, mettant ainsi un point final à toute tentative d’en inventer le sens.
Car malheureusement cette espèce de sol boueux qu’est la postmodernité, nous sommes en plein dedans. On s’y enlise, on s’y enfonce irrémédiablement. Et alors que nous assistons, impuissants, à sa douce action ankylosante et anesthésiante sur tout notre être, nous levons les yeux, nous dégageons notre main de la vase et la tendons vers le vieux Bob. Oui, le vieux est bien là, avec son harmonica, sa voix de chanteur de la mort comme dirait un ami musicien, et nous emporte dans un dernier Desolation Row.
« And the only sound that’s left after the ambulances go
Is Cinderella sweeping up on Desolation Row »
Au bout du compte, Dylan, Bowie, Miles Davis, Bach, les Rolling Stones et bien d’autres, nous tendent la main. Ils sont là pour réinjecter un peu de sens dans notre vie, même si la signification de la musique est finalement peut-être à jamais insaisissable.
Il arrivera probablement à votre humble serviteur d’être acerbe dans ses prochains écrits. Il pourra être passionné, exprimer son dégoût, se perdre dans les dédales de la philosophie, mais il sera là pour jouer avec les mots, de la même façon que les musiciens jouent avec les notes. Et si ses écrits ne rencontrent personne, il lui restera la joie d’avoir tendu la main, cette main que chacun peut voir percer la brume à tout moment de son existence.