
#Analyse Vanessa, Sigmund et l’empire des pulsions (Penny Dreadful 1/5)
Durant sa diffusion sur Showtime entre 2014 et 2016, la série anglo-américaine Penny Dreadful a fait largement éclater les limites de son concept de base, proche de La Ligue des gentlemen extraordinaires. Avec une carte maîtresse : la psychanalyse, à la fois personnage (le Dr Seward), motif narratif et grille d’analyse. La preuve par les cinq visages de Vanessa Ives, héroïne féministe, qui occupe le cœur enflammé de la série.
« Give me your flesh »
Toute la série se concentre, d’une certaine façon, dans le 4e épisode de la 3e saison intitulé A Blade of Grass. On y dresse le portrait de Miss Ives en jeune femme captive d’un asile psychiatrique, étudiée comme au cœur d’un microscope dans sa chambre capitonnée, disputée par deux frères ennemis incarnant la double dimension freudienne des pulsions. Nouvelle expression d’une guerre sexuelle remontant à la nuit des temps : celle de l’Homme tentant d’asservir la Femme.
Penny Dreadful a atteint ici, au mitan de son ultime saison, une forme de zénith psychologique. Placée sous hypnose par le Dr Seward, Vanessa Ives revit littéralement son internement en hôpital psychiatrique, ainsi que les traitements inhumains qu’elle y a subis entre les mains du docteur Banning (qu’on ne voit qu’au 5e épisode de la Ire saison). Traitements à peine contrebalancés par l’humanité de l’employé chargé de s’occuper d’elle, qui n’est autre que la future Créature d’un autre « docteur terrible » : Frankenstein.
Florence Seward, la psychanalyste, apparaît dans la chambre capitonnée, phénomène qu’elle explique par le fait que Vanessa est « entre deux mondes », à la fois dans le cabinet de psychanalyse (le présent) et dans la chambre capitonnée (le passé). Et en effet, Vanessa Ives est écartelée entre deux univers : le divin et le démoniaque, le sacré et le païen, l’esprit et la chair. Tout l’épisode (et toute la série, par métonymie) exprime cette dualité.
Vanessa la nymphomane doit lutter, y compris contre elle-même et ses propres pulsions, pour ne pas renoncer à son âme éternelle. Or, le concept freudien de « pulsion » exprime précisément une dualité, un combat entre deux entités : le corps et l’esprit. La « pulsion », pour résumer, est la manifestation, dans l’ordre du psychique, des excitations corporelles. On peut évoquer ici la dualité Eros/Thanatos, « pulsion de vie » contre « pulsion de mort ».
Freudian Gothic
Peu après la 37e minute de l’épisode, Lucifer apparaît dans la cellule capitonnée de Miss Ives sous les traits du gardien de la jeune femme, assis face à elle. Un peu avant la 41e minute, c’est son frère Dracula qui fait son entrée derrière Vanessa, sous les traits, lui aussi, du gardien. Leur lieu d’entrée dans la narration marque, déjà, une opposition.
Ce trio amoureux d’un nouveau genre, réuni pour la première et la dernière fois dans l’espace angoissant, étouffant, d’une chambre d’asile psychiatrique, illustre à merveille le système freudien. Vanessa est la patiente, déchirée entre l’Eros, la chair débarrassée de l’esprit (Dracula), et le Thanatos, l’âme débarrassée du corps (Lucifer). Un dialogue, dans l’épisode, le résume à merveille. Lucifer à Vanessa, parlant de Dracula : « Il fait appel à tes penchants pour la luxure, à tes appétits. Tu vaux mieux que cela. Tu es esprit et âme. » Ce à quoi Dracula lui rétorque : « Tu veux son âme. Je n’en ai pas besoin. » Puis à Vanessa : « Donne-moi ta chair. Donne-moi ton sang. »
Penny Dreadful, en cela, complexifie quelque peu la correspondance relative entre Eros/pulsion de vie et Thanatos/pulsion de mort. Chair et esprit ne sont ici que les deux facettes d’une même pulsion de mort, quand la pulsion de vie conduit fondamentalement Vanessa vers Dieu, lui qu’elle revendique comme son « protecteur » envers et contre tout, et à qui elle se dit « promise » plus qu’à tout autre.
Plus encore, dans la pensée freudienne, le principe de plaisir accompagne la pulsion de mort. Or, que promettent respectivement Lucifer et Dracula, sinon le plaisir absolu de l’esprit pour l’un et de la chair pour l’autre ? Selon Freud, le principe de plaisir vise la détente absolue de toute tension, la suppression totale de toute excitation. D’un point de vue psychanalytique, ce principe rejoint la pulsion de mort, car le niveau zéro de toute tension n’est atteint que par le cadavre. Ce que les frères ennemis proposent à Vanessa n’est autre que l’absolu du plaisir atteint dans la mort, quand Dieu lui offre la vie, simplement, mais complètement.
Au-delà de cet « hameçon pulsionnel » lancé par Lucifer et Dracula à la jeune femme, c’est surtout une façon, pour ces deux facettes du mâle, de (tenter de) contrôler les pulsions de cette femelle désirable. Si la Femme échappe à l’Homme de plusieurs façons, notamment sur le mode reproductif (voir nos deux articles suivants), c’est également par ses pulsions propres. La sexualité féminine : une obsession pour Freud autant qu’une source de mystère inépuisable !
Noms de démon : le nom
Possédée, Miss Ives l’est donc de plusieurs manières. Littéralement, son corps étant régulièrement « visité » par des entités extérieures. Possédée par ses pulsions. Possédée par des hommes, physiquement et mentalement. Or, à cette époque (et régulièrement encore à la nôtre), toute femme qui épouse un homme prend le nom de celui-ci. Elle perd le sien propre, donc symboliquement sa filiation, sa famille pour « se fondre » dans celle de son époux.
Il convient ici de souligner qu’à l’instar d’un Marcel Proust intitulant la 3e partie de Du côté de chez Swann « Noms de pays : le nom » , Penny Dreadful – et la démonologie en général – accorde une importance toute particulière au nom et à sa connaissance. Un motif que l’on retrouve brillamment employé dans un comics comme Hellblazer, où le fait de connaître le nom d’un démon constitue le socle de toute contre-attaque. La première manche du jeu consiste ainsi à convaincre le démon de livrer son nom ; la suite découle de cette révélation liminaire.
Dans Penny Dreadful, c’est la première question posée par Vanessa à Lucifer lorsque celui-ci fait irruption dans sa cellule : « Give me your name » (littéralement « Donne-moi ton nom » : la notion d’offrande prend ici toute son importance, par rapport à une formulation plus naturelle du type « Quel est ton nom »). Après une sorte de parade nuptiale, durant laquelle elle feint de s’offrir, Vanessa demande à Dracula : « And what name do I whisper to you, beloved? » (« Et quel nom dois-je te susurrer, mon amour ? ») ; une question plutôt qu’un ordre… et une interrogation jouant pleinement sur le registre charnel, alors que Lucifer n’a droit qu’à une quasi-invective.
L’importance du nom fait également référence à un détail de la 1re saison. Dans l’épisode 5, on observe la première rencontre de Vanessa Ives avec le Dr Banning. Ce même médecin est présent comme un fantôme dans tout l’épisode 4 de la 3e saison. Comme une menace, la promesse de traitements de plus en plus durs, de plus en plus inhumains, jusqu’à la trépanation finale (que l’on ne voit pas dans la 3e saison, mais dans la 1re, d’ailleurs : ce jeu de ping-pong entre la première et la dernière saison est par ailleurs assez passionnant). Or, le premier indice de possession « démoniaque » qui apparaît au Dr Banning, dans la 1re saison, est le fait que Vanessa Ives s’adresse à lui en utilisant aussi son deuxième prénom, qu’elle n’avait aucun moyen de connaître : « Dr. Christopher Matthew Banning ». Cela déclenche chez lui un regard qui s’égare, une main qui tremble, et l’appel d’urgence à des infirmiers qui viendront maîtriser Vanessa.
En attendant ces infirmiers, appelés à l’aide d’un très discret dispositif caché sous son bureau, le Dr Banning lui répond : « Vanessa, il est très important pour moi que vous vous asseyiez. » Ce à quoi elle rétorque : « Qui est Vanessa ? » Elle a d’ores et déjà perdu son nom. Elle est possédée, au sens propre comme au sens figuré. Mais par qui ? Par Lucifer, par Dracula… ou par Dieu ? Objet de pulsions, Vanessa Ives n’a plus de nom propre. Son nom est annihilé par ses actions. Soulignons que son internement est consécutif à une crise de nerfs provoquée par sa trahison de son amie d’enfance Mina Murray : elle couche avec le fiancé de celle-ci, une scène découverte par Mina elle-même – un vrai cliché de vaudeville. Possédée par ses pulsions, Vanessa a sacrifié l’amitié pour le sexe, et Mina finira vampirisée. Elle a sacrifié sa famille pour la chair, et sa mère, après le retour de Vanessa de l’hôpital psychiatrique, verra celle-ci nue, dans son lit, en pleine transe sexuelle (un coït avec un démon invisible aux yeux de la mère, mais arborant les traits de Sir Malcolm Murray aux yeux de Vanessa : un autre trouble freudien est ici mis en place), et en tombera morte.
Dernier détail : le second prénom du Dr Banning est celui de Matthieu l’évangéliste. Un symbole est associé à chaque évangéliste : celui de Matthieu est l’homme ailé, souvent confondu avec l’ange. On n’aurait pu choisir avec davantage d’ironie le « nom caché » de l’homme qui allait tant faire souffrir Miss Ives. Un homme qui, en agissant sur le corps (l’hydrothérapie et, surtout, la trépanation filmée dès la première saison) pour libérer l’esprit, n’est qu’un avatar de plus de cette masculinité troublée par la liberté de Vanessa. Et c’est précisément entre l’hydrothérapie et la trépanation que le flash-back magistral de la dernière saison prend place. Face à ses deux prétendants, Vanessa doit faire feu de tout bois. Ce qui nous mène à son second visage : celui de l’hystérique.
Penny Dreadful a été diffusée sur Showtime aux États-Unis. En France, la série créée par John Logan a été diffusée sur Netflix.