
Analyse Zelda: Breath of the Wild (2/2): Reconstruire une légende
Ganon qui menace le royaume d’Hyrule, Link qui doit sauver la princesse Zelda. Au fil des épisodes, et partant d’un postulat de base très prévisible, la saga de Nintendo s’est toujours attardée sur des enjeux simplistes impliquant une figure mythologique à sauver, qui donne son nom à la licence. The Legend of Zelda: Breath of the Wild procède autrement, en s’attardant davantage sur le « Legend » que sur le « Zelda », sans vraiment la laisser de côté. ATTENTION SPOILERS.
La structure d’un épisode de Zelda se base sur un schéma typique de récit d’aventures, où le héros doit pénétrer dans des endroits dangereux et lugubres pour y trouver un ou plusieurs artefacts afin de combattre le mal. Évidemment, un jeu n’est pas un film, et il faudra bien broder autour de ça pour conserver l’aspect mythique de cette épopée. Un épisode de Zelda est donc généralement segmenté en deux grosses parties, où le joueur devra partir à la recherche d’une série d’artefacts planqués dans des donjons aussi alambiqués que fournis en monstres belliqueux, pour débloquer le pouvoir ultime qui viendra à bout de Ganon. La partie est parfois ponctuée par un événement à mi-parcours qui peut totalement modifier le sens du jeu ou même la perception de son environnement, destiné à réévaluer le terrain de jeu. Ocarina of Time fera grandir le personnage de Link plusieurs années dans le futur en lui faisant prendre conscience que le monde a changé autour de lui. À Link to the Past surprendra le joueur en lui donnant accès au Dark World, version apocalyptique du monde qu’il vient tout juste de traverser.
L’histoire se raconte donc autant par une narration classique, mélanges d’enjeux et de twists scénaristiques, que par un bouleversement du terrain de jeu. En modifiant totalement l’environnement après que le joueur l’a finalement maîtrisé, Nintendo fait le choix d’apporter de la profondeur à son background en forçant le joueur à devoir tout réapprendre, comme s’il était face à un monde totalement nouveau et étranger pour lui. Une narration singulière, qui n’hésite pas à se servir de la structure de son jeu pour modifier les attentes et surprendre le joueur. Qui n’a jamais été excité à l’idée de découvrir comment le monde qu’il a connu peut changer plusieurs années après, si les personnages qui le peuplent sont encore là ? Le monde n’est qu’un décor de théâtre, mobile et vivant, influencé par les actions du joueur et n’est pas uniquement là pour créer de beaux panoramas. Breath of the Wild va littéralement se servir de son décor non pas pour relancer l’histoire, mais bien pour y développer toute sa narration.
Dans Breath of the Wild, Link est un héros connu et reconnu, un des cinq Prodiges chargés de combattre Ganon, une « légende ». Sauf que ces héros ont échoué : Ganon a gagné et a envahi Hyrule, tous les autres Prodiges ont été tués et Link a été sauvé de justesse en étant enfermé durant un siècle dans un sanctuaire qui va le soigner. Lorsqu’il se réveille, le joueur constate un premier changement : on ne peut pas changer le nom du héros. Link reste Link, du début à la fin. Puisque le personnage a déjà vécu dans cet univers, il a un passé, un vécu, et n’est pas un anonyme aventurier qui va se transformer en héros. Mais ce siècle de repos l’a totalement privé de ses capacités, et Link va devoir tout réapprendre pour avoir une chance de remplir sa mission.
C’est là que Nintendo tranche radicalement avec les autres épisodes. Au terme d’un tutoriel de deux heures où l’ancien roi d’Hyrule explique à Link la situation, le joueur est largué dans l’univers avec un simple objectif : abattre Ganon, dont on aperçoit littéralement l’aura maléfique surplombant le château d’Hyrule, cerné par des gardiens mécaniques redoutables. Si le joueur tente d’accomplir sa mission dès le début, avec sa faible expérience et sa non-connaissance du terrain, il y a de fortes chances qu’il se prenne une déculottée. Et ce, même s’il possède déjà tous les objets principaux, fournis dès le tutoriel. Pour la première fois, Nintendo laisse au joueur le soin de raconter sa propre histoire. Puisque rien ne l’empêche d’aller affronter le boss final, Breath of the Wild lui donne la possibilité de créer sa propre aventure, et de choisir à quel moment il ira remplir sa mission. Breath of the Wild n’est pas le récit d’un monde apocalyptique forgé par l’espoir de ses habitants et de leur survie, ce n’est pas le récit d’un héros étincelant partant sauver la belle princesse, ce Zelda-là raconte comment un héros se construit en trouvant le courage d’affronter plus fort que lui, comment Link va devenir suffisamment solide pour réussir à vaincre Ganon. Une histoire typique d’expériences, de désillusions et de petites victoires, littéralement un voyage initiatique.
Mais ce n’est pas Nintendo qui va raconter cette histoire, c’est le joueur. Le jeu vous met un minimum sur la voie pour vaincre Ganon plus facilement en allant récupérer le contrôle de quatre entités gigantesques destinées à amener de la consistance à l’univers et à aider le joueur, puisqu’au moment du combat fatidique, elles seront là pour enlever un certain pourcentage sur la barre de vie du boss de fin. Mais rien n’empêche le joueur de parcourir le monde d’Hyrule à la recherche des sanctuaires histoire de faire grimper son niveau de vie et d’endurance. Rien n’empêche non plus le joueur de trouver de puissantes armes ou des équipements solides pour tenir le choc final. Nous sommes libres d’aborder le jeu à notre façon, puisque rien n’entravera la progression, aussi chaotique qu’elle puisse être. Et c’est au joueur de décider d’entamer la marche vers son destin et d’accomplir ce pour quoi il a commencé cette aventure. C’est la force de cet épisode : le jeu transforme une aventure narrative et scénaristique, contraint par les aléas des rebondissements, en une véritable épopée solitaire et enrichissante, le fruit des propres expériences du joueur qui jalonneront sa partie et qui lui enseigneront comment se débarrasser de certains ennemis, découvrir leur point faible ou comment utiliser l’environnement à son avantage. Le château d’Hyrule, point d’orgue de cette épopée, est un condensé de tout ce que le joueur aura appris sur sa route, et qu’il devra mettre en pratique pour avoir une chance de vaincre Ganon. C’est en laissant une telle liberté au joueur que le jeu dévoile le véritable moteur narratif qui justifie tout l’intérêt du monde ouvert : apprendre à devenir un héros, une légende, par soi-même.
Pour donner du corps à ce voyage, Nintendo n’a pas lésiné sur l’aspect découverte de Breath of the Wild. On a constamment le sentiment d’être à l’aventure, sans véritable point de chute, un vagabond toujours sur les routes, dénichant la rumeur du coin qui pourra le mettre sur la voie de sa prochaine destination. Sur ce point, on retrouve le plaisir que l’on a à aborder un univers gigantesque comme dans Skyrim ou The Witcher 3. Le jeu n’hésite pas à multiplier les villages, véritables oasis de vie après avoir escaladé pendant des heures une chaîne de montagnes, et les multiples relais disséminés sur la carte deviennent de vraies respirations, permettant de discuter avec des inconnus et de connaître leur histoire, voire de retrouver des visages familiers parcourant le monde en même temps que vous. Une sensation d’itinérance et de voyage qui n’a jamais été présente dans aucun des épisodes, ou du moins pas à cette échelle. Ici, mis à part les fast travel classiques de ce genre de jeu, le monde est tellement immense que relier deux villages demande facilement une bonne heure de trajet à cheval pour certains points vraiment éloignés.
Mais c’est surtout à travers le paysage parcouru que l’univers de Breath of the Wild narre sa propre histoire. Entre les anecdotes des habitants et des ruines évoquant bien plus de choses qu’une simple cutscene, c’est en laissant encore une fois le soin au joueur de s’aventurer dans des zones inexplorées par lui-même que Breath of the Wild laisse la narration faire le travail de lui-même, avec une étonnante subtilité. Il y a une espèce de mélancolie à traverser un ancien champ de bataille parsemé de cadavres de gardiens devant la muraille d’Elimith, de tomber sur un sanctuaire enseveli sous la neige à l’extrémité de la carte ou de découvrir un temple oublié au fin fond d’un ravin rocheux. Il n’y a pas d’artifices, de gros effets spéciaux venant mettre en lumière un lieu particulier, simplement le joueur face à l’immensité de sa découverte, comme s’il était le premier humain à s’aventurer ici. La minutie du level design et la manière de laisser le joueur approcher à son rythme montrent à quel point Nintendo fait preuve d’une réelle humilité face au monde qu’il a construit, et d’une totale confiance envers joueur. Même les fans auront un pincement au cœur en reconnaissant les ruines du Temple du Temps voire celles du Ranch Lon Lon, lieux emblématiques d’Ocarina of Time.
Pour appuyer tout ça, Nintendo fait le pari de proposer une bande-son en totale contradiction avec ce qu’on pouvait attendre d’un titre doté d’un tel souffle épique. Que ce soit de légères notes de piano lors de la découverte de ruines au milieu de la jungle, ou d’une mélodie discrète pendant une cavalcade à cheval à travers une plaine, Breath of the Wild préfère toucher le cœur des joueurs plutôt que leur envie de grandeur et de cuivres en fanfares. Et ce n’est qu’à des moments bien précis qu’on reconnaîtra l’ADN de la série à travers des musiques connues. Tentez une promenade à cheval de nuit, pour que commence à résonner le thème emblématique de la saga, comme une âme qui erre sur les plaines d’Hyrule et dont on entendrait les notes qui nous parviennent d’un autre temps, d’un autre lieu. Chaque zone a sa propre mélodie, teintée d’une véritable lancinante mélancolique, qui colle parfaitement avec ce qu’éprouve Link à la découverte de ce royaume un siècle plus tard. On y retrouve avec bonheur certains thèmes connus des Gorons et même celui des Piafs de Wind Waker, dont la version du thème, teintée d’une douceur et d’une fraîcheur bienvenues, rend le lieu absolument touchant et unique. Mark Brown et sa chaîne Youtube Game Maker’s Toolkit parlent de l’aspect musical admirablement, et mettent le doigt sur la subtilité et la finesse de l’utilisation de la musique, notamment sur le village d’Euzéro issu d’une quête annexe au long cours.
Au bout du compte, Breath of the Wild parle bien plus de la reconstruction d’une légende que de son héros lui-même, toujours le parfait lien avec le joueur. En narrant comment se définit et se construit un héros, comment il va apprendre à devenir plus fort, par lui-même, en développant un véritable voyage initiatique sans jamais tomber dans l’esbroufe scénaristique et contrainte de ce genre de productions, Nintendo parvient à raconter bien plus de choses que dans n’importe quel épisode. Et Zelda dans tout ça ? Il faudra suivre une quête bien particulière basée sur les souvenirs de Link pour en apprendre plus, et constater à quel point le personnage de la princesse devient une figure mythique, une femme troublée par son rôle et la pression qu’elle endure, tiraillée entre les devoirs envers son royaume et sa volonté de ne pas se laisser submerger par l’arrivée d’une figure maléfique. Link, héros sans faille et mutique, se transforme en reflet raté de la princesse, le héros fort et courageux, mais incapable de voir à quel point sa présence n’aide absolument pas Zelda pour qu’elle trouve son indépendance. Le tout avec des cinématiques toute en retenue, se chargeant également d’apporter de la voix aux personnages importants, et donnant une complexité surprenante et bienvenue sur un personnage qui a toujours été mis au second plan. En suivant cette quête facultative, on se rend compte à quel point cet aspect de la princesse a toujours été négligé, et le fait de réaliser ces scènes à partir de flashback sur des lieux bien précis renforce cette mélancolie sous-jacente qui plane sur l’ensemble de l’aventure.
Comme dit en introduction, si Zelda est un pan important de l’histoire de cet épisode, la « légende » représente l’autre moitié, transformée par un monde qui voit en cet ancien guerrier un simple espoir éteint depuis trop longtemps. Link n’est plus qu’une ancienne légende, une histoire que l’on se raconte au coin du feu sans trop y croire, un héros qui n’a plus sa place dans ce monde, reconnu par personne, mais toujours dans la mémoire collective, et qui ne fait qu’apporter son courage pour donner aux habitants de chaque peuple la force de se ressaisir et de se soulever pour venir à bout de Ganon. Mais une fois sa mission accomplie, accompagné de Zelda, on constate que l’aventure s’est terminée sans banquet, sans gloire, sans fêtes en tout genre, avec juste la certitude que le monde peut se reconstruire durablement. De la même manière que Nintendo doit à nouveau prouver que Zelda a le pouvoir de faire vivre au joueur une formidable aventure, Link doit prouver au monde qu’il est bien cette légende venue d’un autre temps. C’est autant une histoire de rédemption pour Nintendo souhaitant renouer avec le succès que pour Link cherchant à trouver sa place dans Hyrule. Zelda redevient une princesse, et Link redevient une légende.