Arcadia : de tous les côtés du miroir

Arcadia : de tous les côtés du miroir

Note de l'auteur

Il y a un peu de Tim Powers dans cet Arcadia, moins roman raisonné que long poème enfiévré. Les deux volumes qui le composent sont réunis en intégrale par Bragelonne.

L’histoire : Deux mondes parallèles. Dans le Londres 1872 d’Arcadia, des peintres et poètes, Dante Gabriel Rossetti en tête, tentent de sauver la reine Gloriana, sur fond d’événements extraordinaires tels qu’une neige bleue et un étrange vaisseau fantôme traversant l’éther. Dans le Paris « réel », 140 ans plus tard, quatre jeunes sont comme un écho aux personnages d’Arcadia. Seul un voile sépare les deux mondes. Un voile qui s’apprête à se déchirer.

Mon avis : Dans ce grimoire, la magie opère dans tous les sens, significations comme directions. Les personnalités se répondent d’un monde à l’autre, se reflètent mutuellement, les personnages en échangent parfois sans guère de transition, comme si l’on ôtait simplement un filtre qui les recouvrait.

Les peintres préraphaélites se changent en chevaliers de la Table ronde ; leur répondent les jeunes Parisiens d’un futur englouti sous les eaux, leurs rapports amoureux, leur goût de la vie. Merlin et Morgane traversent les courants, on croise Lewis Carroll des mille et un côtés du miroir. Les planètes du système solaire (et les dieux qui leur sont associés) s’entrechoquent, jusqu’au cercle d’amis de l’auteur lui-même (lire la préface).

L’Angleterre du XIXe siècle, ses artistes à qui il arrive des aventures proprement fantastiques font évidemment penser à Tim Powers, avec ses romans Le Poids de son regard et Les Voies d’Anubis, où l’on croise Byron, Shelley, Coleridge et autres Villon. Avec Arcadia, cependant, Fabrice Colin emprunte une voie différente. Comme s’il parcourait la même ville que Powers, mais à pied plutôt qu’en calèche. Se laissant, au passage, happé par la poésie des lieux et des gens, moyennant une avancée plus lente, voire contemplative.

Dans sa préface, Fabrice Colin évoque un propos de David Meulemans (aujourd’hui éditeur aux Forges de Vulcain), pour qui « Vestiges d’Arcadia et sa suite constituaient plus un texte magique qu’un roman véritable ». C’est tout à fait exact. Mais le procédé magique employé par l’auteur est d’une belle complexité, et en même temps d’une fluidité totale.

Ce double roman (Vestiges d’Arcadia, donc, suivi de La Musique du sommeil) est comparable au fleuve Lethe qui coule en son milieu. Le « fleuve de l’oubli », selon la tradition, mais dont Fabrice Colin fait un « fleuve du souvenir », ou plus précisément une « rivière des songes ». Comme le dit cet homme étrange aux lunettes bleutées autour de qui tout semble tourner, « c’est l’histoire d’un autre monde. Un monde connu de tous mais qui ne se visite qu’en rêve. Une rivière y coule : Lethe est son nom. C’est là que viennent se ressourcer les esprits des dormeurs, là qu’ils viennent se nourrir. Vous comprenez ? Ce n’est pas de l’eau qui court, ce sont des songes. Des milliards de songes mêlés. Lorsque vous dormez, votre esprit part se baigner dans cette rivière. Il en rapporte une impression fugace, une sensation plus ou moins agréable, un rêve entier, quelquefois, ou une image. »

Nous sommes les Dormeurs, nous, les habitants de Ternemonde. Et notre rapport au Lethe est à la fois magnifique et mortifère, ainsi qu’on le découvre un peu plus loin dans la seconde partie : « Lethe ! Serpent d’eau sombre à la peau bleutée, gorgé de souvenirs et de rêves, où viennent à la nuit tombée s’abreuver les âmes de Ternemonde… Un soir, elles y restent à jamais. Ce soir-là s’appelle la mort. » Du sommeil momentané à l’assoupissement définitif, tout mène au Lethe.

Chose étrange, la partie « parisienne » semble se dissoudre complètement en cours de route, au profit d’Arcadia et d’une aventure pleinement symboliste et mystérieuse. Après un chapitre merveilleux (qui débute à la page 262) de fin d’un monde, de fin d’un rêve. Transformés en chevaliers arthuriens, les personnages de Fabrice Colin entrent de plain-pied dans le royaume du symbole : « Camelot n’appartient pas au temps, commence le mage. Camelot n’est qu’un symbole, un refuge, la dernière étape avant le cœur du monde intérieur. Mais aujourd’hui, poursuit-il, et sa voix résonne dans le silence glacé, aujourd’hui, un cycle s’achève ; car il Lui plaît d’y mettre un terme. »

« Lui » ? Ce « Lui » qui joue les Godot dans le roman, ce « Dieu » qu’on ne nomme pas. Le poète Swinburne s’interroge. Merlin lui répond : « Le Tout, l’Unique, celui dont les hommes ont oublié le vrai nom, mais qu’ils n’ont jamais cessé de révérer, fût-ce dans le secret de leur âme. Lui, le premier de tous les dieux. »

Toute la fin du roman n’est plus que cette aventure symboliste évoquant Michael Moorcock (l’auteur d’Elric, avec qui Fabrice Colin a d’ailleurs signé Les Buveurs d’âmes). Avec des jeux typographiques étonnants, tel ce Lewis Carroll (double sous pseudonyme de Charles Dodgson), dont certaines répliques doivent se lire… à l’envers.

L’extrait : « Sur ma console de liaison, j’enfonce des touches avertissant le chalutier en impulsions saccadées. J’espère qu’ils ne m’ont pas oublié. Je veux remonter, cette eau sent la mort, c’est le sol de Pluton que je suis en train de fouler – adieu, âmes éparses bercées par les flots, adieu à vous, Jane que ne j’ai jamais connue, vous la dernière, vous le sacrifice, je veux croire que ce monde s’arrêtera de tourner lorsque vous fermerez les yeux.
En cette heure pourtant, tandis que les eaux du crépuscule baignent l’église de reflets d’or, je suis encore en vie. Je Le verrai une fois encore avant de mourir, je le sais.
Hissé par le câble qui, lentement, s’enroule autour de son axe, je remonte vers la surface, ange de pacotille tracté vers le ciel dans une cathédrale liquide, étourdi de beauté silencieuse – des milliards de mètres cubes d’eau, des centaines de statues, ultimes témoins d’un monde voué à l’oubli –, et adieu tribunes, transepts, travées et piliers de géants, adieu cardinaux de l’enfer, Innocent XII, Benoît XIV, Bernin, Borromini, Fontana et Cortone, ce temple de l’art envahi par les eaux est votre cimetière : dans quelques milliers d’années, lorsque les phares des bathyscaphes aux carapaces cuivrées fouilleront de leurs faisceaux l’obscurité de ces lieux, plus personne ne se souviendra de vous, et la mémoire de vos noms sombrera comme la poussière de mes os blanchis au fond d’un lac. »

Arcadia
Écrit par
Fabrice Colin
Édité par Bragelonne

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