
Bien normal, de Jérôme Dubois
Ne vous fiez pas à son petit format (20 x 15 cm) ni à sa sobriété apparente. Ces quatre cases par histoire dépiautent une modernité pleine de ridicule, de panurgisme et de perversité. Sinon, c’est aussi très drôle.
L’histoire : Pas d’histoire générale en l’espèce, mais un ensemble de strips sur quatre cases. L’auteur croque (au propre comme au figuré) les poncifs, les clichés, les travers, les collisions conscientes ou inconscientes qui font que la vie n’est parfois qu’un beau tas de merde.
Mon avis : Jérôme Dubois en est à son troisième livre publié par les éditions bordelaises Cornélius. Après Jimjilbang en 2014 et Tes yeux ont vu l’an dernier (sélectionné au festival d’Angoulême en 2018), il revient avec ce recueil de vignettes, de strips de quatre cases assassines.
Dubois flingue tous azimuts avec un humour ravageur. Dans sa ligne de mire : les maîtresses d’école bêtasses, les gens qui appellent leur chien « mon fiston », les parents qui adoptent un enfant mais cachent un sombre secret… La liste s’allonge sur les 64 pages en bichromie que totalise Bien normal.
L’éditeur parle, en l’occurrence, d’un « exercice de survie en milieu humain » : « Compressé dans le métro parisien, coincé entre un enfant qui hurle et une grand-mère qui sent l’urine, Jérôme Dubois procède à un exercice de résistance mentale pour échapper à la pression de la foule blanchie par la lumière blafarde des néons. Quatre cases s’alignent dans son cerveau ; la grand-mère est rapidement mise sous terre et l’enfant abandonné sur une aire d’autoroute. »
L’humour, ici, explore un vaste éventail d’expressivité. L’étrange, comme avec L’invité :
La techno tendance scato, avec DIY où une nouvelle appli remplace le PQ :
Le burlesque teinté de noir à la ZAZ (Zucker/Abrahams/Zucker, le trio à l’origine de Y a-t-il un pilote dans l’avion ?, et dont la postérité s’étend jusqu’à la récente série Angie Tribeca), avec Urgence :
Et l’on touche parfois au désespoir le plus poignant, notamment avec Les Grandes Espérances. Mais on aurait pu citer aussi BFF…
Le titre est évidemment polysémique en diable. Tout ceci, toute cette médiocrité, cette étrangeté humaine, n’est en définitive que « bien normale » – un peu comme la haine et la folie sont ordinaires chez Desproges et Bukowski. Mais un « bien normal » est aussi autre chose, précise à nouveau l’éditeur : c’est « un terme marketing désignant un produit dont la consommation augmente lorsque le revenu du consommateur augmente, comme le livre par exemple. »
Le côté « grande consommation » de l’expression se fait l’écho d’une vie contemporaine où l’humain devient un objet comme un autre, un achat, une application, un moyen. Le « bien normal » désigne bien sûr aussi le livre que l’on tient entre les mains, et interroge ce lien qui nous lie à lui. En l’achetant, on devient un objet à son égard, ainsi que le sujet du livre lui-même. En définitive, le lecteur lui-même est une histoire du Bien normal de Jérôme Dubois. Comment savoir si l’on n’a pas croisé ce dernier dans le métro, ou l’un de ses semblables, et si l’on n’est pas soi-même devenu un personnage tordu dans un livre ?
Laissons le mot de la fin à l’auteur, avec ce terrible Tout nouveau :
Si vous aimez : Les comic-strips à l’américaine, genre Calvin & Hobbes, mais avec ce supplément de terrifiante acidité qui rappelle le Franquin des Idées noires, et la noirceur d’un Charles Burns (Black Hole).
En accompagnement : Les couleurs appuyées du M. Pixel sorti voilà des lustres chez L’employé du Moi, sur un fond musical confié aux déjantés Devo.
Bien normal
Écrit et dessiné par Jérôme Dubois
Édité par Cornélius