
Brat de Michael DeForge
Du foutage de bordel considéré comme l’un des beaux-arts. Miss D doit se battre pour exister sur la scène de la délinquance juvénile hypermédiatisée. Une BD belle, forte et profonde, qui cache bien son jeu derrière des couleurs acidulées et un dessin tout en rondeur.
L’histoire : Miss D est une énorme star dans son domaine : la délinquance juvénile. Certes, elle est de moins en moins jeune ; certes, il lui reste des fans zélés ; certes elle compte bien se maintenir au top. Mais la concurrence fait rage, et rester célèbre et adulée est un combat de tous les jours. Face aux médias, face à la compétition, elle doit accomplir un grand coup qui laissera le monde sur l’arrière-train.
Mon avis : Plus que des « canulars » ou des « farces », le monde dans lequel évolue Miss D envisage le foutage de bordel comme l’un des beaux-arts. Le mot « délinquance », dans cette fonction de « délinquant juvénile » que Miss D et sa clique revendiquent, n’est pas usurpé. Elle qui « repense parfois avec nostalgie à [ses] années en maison de redressement ». Comme la fois où elle a mis le feu aux cheveux du gardien de l’école, avant de détruire son fils et son couple.
Miss D chie au milieu de la pièce et cela devient une affirmation, quasiment une installation artistique, un happening. Cette merde, c’est la preuve de son « indéniable présence ». Et l’on pense à Antonin Artaud : « Là où ça sent la merde, ça sent l’être. » Ce à quoi Miss D semble répondre : « Cette merde est à moi. Grâce à elle, j’existe enfin. » Et ce que l’on pourrait à nouveau modifier en : « Cette merde est moi. »
Cette merde comme promesse, aussi, d’une suite de vie commune désastreuse et sans rémission possible avec la mère de Miss D, un futur qui nous est révélé par un monologue hallucinant. Ce qui débute par une situation grotesque et scatologique (une enfant pique une crise et chie au milieu de la pièce) se transforme peu à peu, au fil des cases, en une malédiction. Pas moins.
Miss D évolue dans une société où les paradigmes ne s’inversent pas à proprement parler, mais où ils se transforment en une version constamment pire d’eux-mêmes. Le spectacle, la malveillance deviennent la norme à partir de laquelle toutes les valeurs sont envisagées. Prenez ce flic qui, devant le tas de cendres qu’est devenue sa voiture de fonction incendiée par Miss D, parle d’« installation artistique » et avoue à la jeune fille son admiration. Elle l’a aidé à « tenir le coup pendant des moments difficiles »… à son grand dégoût à elle.
Michael DeForge a le talent qu’il faut pour représenter la colère sous forme séquentielle. Il étire les corps, les démantibule, les résume à leur plus simple expression, les tord. On n’est jamais loin d’une Émilie Gleason (Ted, drôle de coco).
Dans Brat, les corps sont déformés par l’éthylisme et la gueule de bois, mais aussi par une position et une humeur particulières. Miss D se contorsionne la tête comme une pâte à modeler durant une discussion avec sa mère. Et dans un souvenir, on voit son père se désagréger dans les larmes et la colère, son visage muter, son corps se dissoudre et fusionner avec celui de la mère. Impressionnant.
Brat en dit long aussi sur les relations entre les individus. Si Miss D accepte de prendre Citrus comme stagiaire, c’est parce qu’elle ne se supporte plus elle-même (elle « délègue » cette fonction à Citrus). Elle charge sa stagiaire à mort, celle-ci croule sous le boulot, et notamment le relais des actions de sa cheffe sur les réseaux sociaux. Le Net agit ici comme un miroir déformant, à l’instar de la société tout entière… et de cette BD.
Miss D refuse néanmoins de créer un vrai lien avec sa stagiaire : « La seule chose que j’ai envie de couver, c’est le feu de l’enfer. » À la fois un aveu et un manifeste, pour une BD forte et plus profonde qu’il peut y paraître de prime abord.
Si vous aimez : les BD qui, derrière des couleurs acidulées et un dessin tout en rondeur, disent beaucoup du monde et de l’individu. Ted, drôle de coco d’Émilie Gleason, par exemple.
En accompagnement : Network, le film de Sidney Lumet. Un classique qu’il convient de revisionner à l’envi pour se guérir de la société du spectacle.
Brat
Écrit et dessiné par Michael DeForge
Édité par Atrabile