Bruce Springsteen – Born To Run (Albin Michel)

Bruce Springsteen – Born To Run (Albin Michel)

Note de l'auteur

Il est des artistes universels, qui transcendent les générations, les modes, les cultures. Elvis Presley, les Beatles, James Brown… Il est difficile de trouver quelqu’un qui n’apprécie pas la musique de ces géants, aujourd’hui disparus. Bruce Springsteen fait partie de ceux-là, sauf que le Boss est toujours là, lui, bien vivant après plus d’un demi-siècle d’une carrière unique en son genre. Après avoir passé sa vie à raconter celle des autres, il a décidé de parler de la sienne avec ses propres mots, sa vision intime du parcours d’un p’tit gars du New Jersey marqué au fer rouge par les musiciens cités plus haut et qui ne réalise toujours pas comment il en est arrivé là. Entre tendresse, passion et humilité, bienvenue dans l’histoire d’un homme né aux USA.

« Moi, j’étais un faux hippie (l’amour libre, ça m’allait), mais la contre-culture, par définition, se définissait en opposition à l’expérience conservatrice de prolo qui était la mienne. Je me sentais pris entre deux camps, et je ne collais tout à fait ni à l’un, ni à l’autre, ou peut-être avais-je ma place dans les deux ».

Bruce Springsteen circa 1968

La première partie de l’autobiographie de Bruce Springsteen (Born to Run), et sans doute la plus intéressante se concentre sur son enfance, sa jeunesse, comment un fils de la classe ouvrière misérable du Jersey Shore, coincé entre ses origines irlandaises et italiennes est parvenu, contre toute attente, à devenir l’un des symboles de son pays (à son corps défendant). Écrit comme il aurait écrit l’une de ses chansons, le récit des premières années du Boss navigue entre nostalgie et fascination pour une Amérique où tout était nouveau.

La pauvreté, la religion, les contraintes liées à son éducation et à sa classe sociale, tout cela est balayé un soir d’octobre 1956 lorsqu’un certain Elvis Presley fait sa première apparition télévisée nationale dans le Ed Sullivan Show. À partir de ce moment-là, plus rien ne sera pareil pour le jeune Bruce alors âgé de sept ans. L’arrivée des Beatles quelques années plus tard ne fera que confirmer sa vocation et voilà notre Springsteen projeté au cœur des années 60, racontant l’émergence de la musique pop, l’émerveillement perpétuel à chaque nouvel album devenu depuis culte, avec le regard à la fois enfiévré et distant de celui qui a conscience qu’une révolution se déroule sous ses yeux, mais qui ne veux pas y laisser des plumes. Jusqu’à Bob Dylan.

« Bob Dylan est le père de mon pays. […] Une brèche sismique s’était ouverte entre les générations et soudain vous vous sentiez orphelin, abandonné dans le courant de l’histoire, votre boussole s’affolait, vous étiez intérieurement sans domicile fixe. Bob, lui, indiquait le nord, il servait de balise pour vous aider à vous repérer à travers cette région sauvage que l’Amérique était devenue. »

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Bob Dylan & Bruce Springsteen

Dans cette déclaration d’amour, il y a l’un des éléments essentiels de la personnalité de Bruce Springsteen. Avant d’être un artiste, il est avant tout un fan. Page après page, il ne se définit que par rapport aux artistes qui l’ont influencé, habité par une gratitude qu’il s’efforcera de rendre au centuple à son public (et parfois même aux intéressés en personne) à chaque concert, à chaque rencontre. Elvis, les Beatles, les Rolling Stones, Van Morrison, la Motown, tout y passe. Mais au fond de son cœur, le guide spirituel reste le Barde, Bob Dylan, qui lui dira le soir de leur première rencontre « Si je peux faire quelque chose pour toi… », ce à quoi Springsteen répondra « C’est déjà fait. »

« … un type de Boston disait avoir vu l’avenir du rockn’roll, et cet avenir c’était… moi ! […] Un magnifique article évoquant le pouvoir et la signification du rockn’roll pour un fan de musique, l’ancrage et la continuité qu’il apporte à nos vies, la communauté qu’il ne peut que contribuer à renforcer et la solitude qu’il soulage. »

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Les copains d’abord

Le type en question, un critique rock du nom de Jon Landau (qui deviendra peu de temps après le manager de Springsteen et l’est encore à ce jour) avait mis dans le mille. À propos de l’avenir du rockn’roll d’une part, mais surtout en ce qui concerne l’attachement de l’ami Bruce à sa bande. La musique est pour lui indissociable de la notion de groupe, on ne fait pas du rock tout seul dans son coin, on le partage avec les gens devant la scène et surtout, sur scène. Quelques-unes des plus belles pages de Born to Run ne parlent que de cela, le fameux E Street Band, les potes de toujours, la fidélité en amitié, chacun a droit à son histoire. Et Springsteen ne fait pas mystère du fait que son histoire à lui n’aurait jamais été possible sans leurs histoires à eux.

« Je n’étais plus un gamin, et désormais les personnages qui peuplaient mes nouvelles chansons ne l’étaient plus non plus. S’ils ne trouvaient pas un moyen d’avoir les pieds sur terre, alors ce dont ils avaient besoin – la vie, l’amour et un foyer – risquait de leur passer sous le nez, plus vite que toutes ces bagnoles dans lesquelles je les faisais rouler. »

C'est moi qui ai fait ça?

C’est moi qui ai fait ça ?

La seconde partie du livre voit Bruce Springsteen se pencher sur sa musique de manière très précise, album après album, replaçant ses chansons dans leur contexte d’écriture. Véritable mine d’informations pour le lecteur, ces chapitres nous présentent surtout un véritable artisan au travail, un créateur qui envisage son art comme un ouvrier devant sa machine, littéralement. Tous ses personnages, s’ils ont chacun une partie de leur auteur en eux, sont avant tout des Américains moyens, des prolétaires confrontés aux joies et aux douleurs de la VRAIE vie. Des problèmes que, malgré son statut de superstar, Springsteen traversait aussi. Et la raison en est simple. Malgré le succès, l’argent et la célébrité, il est toujours resté ce gars modeste du New Jersey, refusant de céder aux sirènes du show-business. Pas le genre de la maison.

« Lorsque la musique et les paroles sonnent juste, ma voix disparaît derrière celle des gens que j’ai choisi de raconter. Dans le fond, avec ces chansons, je trouve les personnages et je les écoute. (…) Le visage de la nation change, comme il a tant de fois changé. Et comme toujours, les porteurs de ce changement ne sont pas accueillis à bras ouverts. »

Dernier élément-clef pour comprendre l’homme derrière la guitare, la conscience sociale. Ou comment en une phrase, une rime, éclairer une situation, donner à ceux privés d’une tribune un porte-voix. Et tout ça, au service du bien, par opposition aux populistes qui utilisent la voix du peuple pour servir leur propre agenda. Des vétérans (Born in the USA) aux oubliés du rêve américain (Factory) en passant par les minorités (American Skin) et les immigrés (The Ghost of Tom Joad), Bruce Springsteen n’aura oublié personne durant sa longue carrière, et lire combien cette mission lui tient à cœur, combien elle a fini par primer sur tout le reste est plus que fascinant. C’est une leçon.

Born to Run nous offre donc cela, et plus encore. Au-delà de la générosité d’un homme, dans sa vie comme dans ses confidences, on découvre l’histoire de l’Amérique en filigrane de celle de l’un de ses enfants prodigues, un enfant terrible certes, mais assurément l’un des plus beaux visages que le pays a pu offrir au monde. Et Dieu sait qu’à l’heure où votre serviteur écrit ces lignes, il y a d’autres visages moins avenants qui se battent pour avoir ce rôle… Fort heureusement, le Boss veille au grain.

bruceLecture indispensable donc, dont le plaisir peut être renforcé par l’écoute de l’album Chapter And Verse, véritable bande originale du livre comprenant les titres les plus emblématiques de Springsteen (selon lui) ainsi que certaines archives préhistoriques qui jettent un éclairage nouveau et assez réjouissant sur le début de carrière du musicien. Mais assez parlé, laissons donc le mot de la fin au principal intéressé.

« Je me suis battu toute ma vie, j’ai étudié, joué, travaillé parce que je voulais entendre et savoir toute l’histoire, mon histoire, notre histoire et la comprendre le mieux possible. La comprendre à la fois pour m’affranchir de ses effets nocifs, de ses forces malveillantes, et pour célébrer, honorer sa beauté, sa puissance – et être capable de bien la raconter à mes amis, à ma famille et à vous. (…) Cette histoire, je l’ai composée comme un service à rendre, une longue et sonore prière, mon tour de magie. J’espère qu’elle vous touchera au plus profond de votre âme, puis que vous en transmettrez l’esprit, j’espère qu’elle sera entendue, chantée et altérée par vous et les vôtres. Peut-être qu’elle vous aidera à renforcer la vôtre et à la rendre intelligible. Allez la raconter. »

Mission accomplie patron.

 

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