Cannes 2015 : Sicario, de Denis Villeneuve (critique)

Cannes 2015 : Sicario, de Denis Villeneuve (critique)

Note de l'auteur

Capture d’écran 2015-05-20 à 19.30.24Au milieu des pensums rhumatisants qui constituent l’essentiel de la compétition officielle, Sicario détonne : violent, carré, adulte et divertissant dans le sens le plus noble du terme. Un drame explosif sur une sale guerre perdue d’avance et où les idéalistes finissent broyés. Villeneuve n’a peut-être pas encore réalisé son chef-d’oeuvre, mais il confirme son entrée dans le club très fermé des meilleurs metteurs en scène actuels du cinéma d’action. Evidemment, sur la Croisette, certains ont cru bon de se boucher le nez…

Dans Le Grand Journal de mardi soir, l’habituelle triplette de critiques parisiens bon chic bon genre de l’insupportable pastille du « crash test/palmomètre » y allait de son petit caquetage sur Sicario, projeté le matin même en compétition. Mon Dieu, que leurs commentaires furent pénibles à entendre par leur mépris du cinéma de genre et leur ignorance de la genèse du magnifique thriller de Villeneuve. On a évidemment le droit le plus absolu de ne pas aimer Sicario, le trouver en-deça de ses promesses, lui reprocher de n’exploiter que timidement la richesse de son sujet…

Mais le rabaisser, à l’image des confrères sus-mentionnés, au statut de popcorn movie bruyant et efficace sur lequel on n’a pas grand chose à dire de plus parce que, justement, ce n’est « qu’un film de genre », désolé ça ne passe pas. Voilà bien de la myopie culturelle et poseuse de précieuses ridicules préférant savourer jusqu’à la lie l’ennui, la laideur et le non-cinéma de certaines purges cannoises pourvu qu’il s’agisse de mortifères pensums ne s’aventurant jamais en ces terres honteuses que sont le polar, l’action, les fusillades… Sicario a ses défauts, on va y revenir, mais il vaut tellement, tellement mieux que ce dédain arrogant et expéditif alors même qu’il va à l’encontre, dans la forme comme le fond, de tous les produits formatés qui constituent la quasi totalité de l’actuelle production hollywoodienne dite de divertissement.

Capture d’écran 2015-05-20 à 19.35.28Ecrit par Taylor Sheridan, visage bien connu des fans de Sons of Anarchy pour y avoir incarné le shérif adjoint David Hale, le script de Sicario avait tout pour emballer Denis Villeneuve, réalisateur fasciné par la complexité morale et les zones « grises ». Sublimé par la photo cristalline et crépusculaire du magicien Roger Deakins, le récit débute par la prise d’assaut, en Arizona, de la propriété d’un narco-trafiquant mexicain par une Swat team du FBI. L’endroit s’avère être un nid à cadavres et l’opération fera des morts. C’en est trop : il est temps de frapper l’ennemi directement à domicile, de l’autre côté de la frontière. Pour cela, une cellule d’intervention menée par un curieux rond de cuir en tongues (Josh Brolin) enrôle la superflic de terrain Kate Macy (Emily Blunt) pour mener une guerre sans merci contre le baron de la drogue suspecté des massacres en cours. Dans l’équipe, un énigmatique « consultant » fine gâchette aux méthodes radicales (Benicio Del Toro) confirmera la totale illégalité de la mission.

Les trente premières minutes de Sicario sont implacables. Le convoi punitif partant kidnapper un lieutenant du Mal dans les entrailles infernales de la ville de Juarez est l’un des plus incroyables moments de tension jamais vu à l’écran. Le danger, palpable, peut surgir de n’importe quelle ruelle, n’importe quel passant ou flic et le seul moyen de s’en sortir est de tirer le premier. Del Toro et Brolin irradient de badasserie et le cadre capte les mouvements aussi sereinement qu’un sniper, oubliées les bouillies épileptiques du tout caméra à l’épaule qui a contaminé Hollywood depuis les Bourne. On se dit alors que si le film continue sur ce ton-là jusqu’au bout, on tient là un chef-d’oeuvre et que Villeneuve a enfin embrassé son statut d’action-director réaliste en se débarrassant des dernières lourdeurs plombant son cinéma. L.A confidential, autre miracle de « film de genre » parfait qui avait reçu l’insigne honneur de la compétition en 1997, traverse soudainement l’esprit. Sicario appartient à la même veine : du cinéma excitant, immersif, passionnant, synthèse idéale entre une exigence artistique évidente, des personnages complexes et des codes d’entertainment intelligemment gérés. Le sang coule et l’on ne rigole pas souvent dans ce « Sicaire » dont la référence antique ne prendra vraiment tout son sens qu’au dernier virage.

Capture d’écran 2015-05-20 à 19.35.24Après son démarrage flamboyant, Sicario peinera hélas un tout petit peu à conserver le même niveau d’exception, donnant parfois l’impression de ne pas trouver dans son scénario de quoi passer la cinquième. A des années lumières de la bourrinade brutale décrite par les confrères sus-mentionnés, le thriller d’action se mue au fil du récit en drame noir et sans concession aucune. Ni au spectaculaire, ni à la matrice narrative habituelle d’un blockbuster lambda, encore moins à la sauvegarde d’une bonne vieille morale binaire au générique de fin. Comme dans L.A Confidential, mais en plus pessimiste encore, on sera bien incapable de dire si une quelconque forme de « bien » l’a emporté à l’issue de Sicario. La superbe des héros va peu à peu s’effriter et, à l’image du fabuleux roman La Griffe du Chien de Don Winslow évoquant un sujet similaire, le spectateur devra bien comprendre que la guerre contre la drogue est un effroyable cimetière d’illusions où la moins pire des options semble la seule issue possible.

Le légendaire chef-opérateur Roger Deakins (à gauche) et Denis Villeneuve.

Le légendaire chef-opérateur Roger Deakins (à gauche) et Denis Villeneuve.

Si Villeneuve confirme qu’il a définitivement intégré le club très fermé des maestro de l’action, on ressent tout de même un brin de frustration face au sentiment d’une seconde partie de film un peu moins électrique, plus traînante, voire (aie…) presque prévisible. La robustesse des acteurs, la beauté des cadres, la puissance des enjeux, tout est là… Mais Villeneuve n’étant toujours pas l’homme des thrillers popcorn confortables justement, il prend le risque de cette descente d’ivresse en privilégiant la cohérence impitoyable (et assez déprimante) de sa trame plutôt qu’un hypothétique gunfight opératique entre superflics et une armée de narcos déchaînés. Sicario n’en reste pas moins un grand thriller en territoire des loups, preuve que le coeur d’une certaine conception mature du film de genre palpite encore à Hollywood, entre les Fast and Furiouseries et les Marvelades. Tout le contraire d’un film à seau de popcorn, madame de Télérama, vraiment. La suite planifiée de Blade Runner, que dirigera Villeneuve après son Story of your life pour Paramount (de la SF, aussi), n’est peut-être pas si scandaleuse que ça, finalement…

Photos prises lors de la conférence de presse post-projection du film : 

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