Carmilla : 150 ans et toutes ses dents

Carmilla : 150 ans et toutes ses dents

Note de l'auteur

Le livre “Carmilla” a presque l’âge de la prédatrice dont elle expose le pouvoir absolu de fascination. Un récit trouble, sexuel voire orgasmique, entre deux adolescentes à l’époque du puritanisme victorien. Une belle retraduction dans un parfait écrin dessiné par les éditions Tendance Négative.

L’histoire : Lorsque la voiture qui l’emmène à un rendez-vous important se renverse, la jeune Carmilla est recueillie par Laura et son père, pendant que la mère de Carmilla se rend à ce fameux rendez-vous qu’elle ne peut différer. Débute alors une relation étrange entre les deux jeunes filles, mélange d’attirance et de répulsion.

Mon avis : Lorsque Carmilla paraît sous forme de feuilleton dans le magazine The Dark Blue en 1871 et 1872, avant d’être republiée dans le recueil de nouvelles In a Glass Darkly, la figure du vampire a déjà un long passé derrière elle. Même sans tenir compte des poètes (allemands et anglais surtout, parmi lesquels Goethe, Byron et Coleridge), la prose a déjà donné ses lettres de noblesse aux créatures-à-crocs.

Le premier à dégainer, et non des moindres, est John Polidori avec Le Vampyre (récemment retraduit et republié dans un beau volume, avec sa suite non officielle française, par les éditions Aux Forges de Vulcain – lire la chronique ici), en 1819. Et ce n’est pas un hasard si l’ancien secrétaire et médecin de Lord Byron y dessine un vampire aristo en diable, donnant naissance à une image du vampire qui nous hante toujours au 21e siècle.

Les Français s’emparent ensuite largement de ce motif, depuis Cyprien Bérard (Lord Ruthwen ou Les Vampires, suite non officielle susnommée) et jusqu’à Ponson du Terrail (La Femme immortelle en 1869), en passant par Théophile Gautier (La Morte amoureuse). Mais aussi Tolstoï en Russie et Rymer outre-Manche (Varney le Vampire et ses quelques 800 pages). Bref, il y a de quoi lire.

La Carmilla de l’Irlandais Joseph Sheridan Le Fanu, en revanche, apporte réellement une touche nouvelle. Société puritaine oblige, l’écrivain profite de la fiction pour laisser passer une vraie et belle tension sexuelle dans son récit. Matrice de la vampire lesbienne, Carmilla attire autant qu’elle repousse Laura. Elle la fascine littéralement – de la fascination entendue non comme obligation de regarder, mais comme impossibilité de ne pas regarder.


Carmilla a déjà vécu 150 ans sans quitter son corps de jeune fille. Ici s’ajoute un élément troublant à la relation saphique : le fait qu’il s’agisse de très jeunes filles, d’adolescentes, et de l’emprise ambiguë de l’une sur l’autre. « Elle m’avoua qu’elle avait ressenti le même choc lorsqu’elle m’avait vue et exactement le même sentiment d’antipathie mêlé à l’admiration que j’avais eu pour elle », raconte Laura. « Nous nous mîmes à rire toutes deux de nos frayeurs passagères. »

Lorsqu’elle décrit sa nouvelle amie, Laura parle de dimensions très physiques : sa taille et son allure, la langueur de ses mouvements, son teint « vif et lumineux », ses yeux « grands, sombres et brillants », et surtout ses cheveux : « Ses cheveux étaient superbes, je n’avais jamais vu de cheveux si merveilleusement longs et épais lorsqu’ils lui retombaient sur les épaules. J’ai souvent mis mes mains dans ses cheveux en riant d’émerveillement de les trouver si lourds. » Le contact de ses mains avec la chevelure de Carmilla remplit encore plusieurs phrases d’un érotisme à peine voilé.

La possession de l’une par l’autre est évidente, sans appel et ouvertement sexuelle, voire orgasmique : « Parfois, après une heure d’apathie, ma belle et mystérieuse compagne prenait ma main et la serrait tendrement, les joues rougissantes, elle plongeait ses yeux languides et ardents dans les miens alors que sa respiration s’accélérait faisant se soulever et retomber son corsage en un rythme soutenu. On aurait pu croire à l’ardeur d’un amant, et j’étais embarrassée parce que cela me semblait aussi détestable qu’irrésistible. Me dévorant des yeux, elle m’attirait à elle et de ses lèvres brûlantes couvrait ma joue de baisers tout en murmurant d’une voix haletante :
– Tu es mienne, tu seras mienne, toi et moi ne ferons qu’une pour toujours. »

Dévorer des yeux, mais pas seulement… On voit bien, dans ce passage, toute l’ambiguïté du sentiment qui lie Laura à Carmilla, à la fois amour et dégoût, fascination et rejet. Tout le livre est ainsi tiraillé entre ces deux extrêmes. Et c’est l’une de ses plus grandes forces, où l’on peut déceler aussi l’effet d’une société à la morale écrasante : un tel amour entre filles ne peut être pleinement accepté. Il ne peut être que l’effet d’une magie noire, du pouvoir d’une créature contre nature, du Mal absolu. Un mal qu’il faut abattre.

Joseph Sheridan Le Fanu

« Je percevais un amour se transformant en adoration et en même temps une profonde horreur », dit ailleurs Laura. Le trouble de leur relation est posé avant même leur première “vraie” rencontre. Car Laura rêve de Carmilla avant de la découvrir dans le monde physique (rêve ou réalité, cela n’est pas éclairci dans le texte). Elle la voit allongée à côté d’elle sur son lit, et sent comme la morsure de deux aiguilles dans son cou. Cette image du “rêve prémonitoire” (peut-être installée par la vampire elle-même, qui sait ?) est très belle. Elle porte en elle tout l’inéluctable d’un devenir dangereux, voire mortel, pour Laura. Et la volonté de fer, l’appétit d’ogre de Carmilla pour sa proie.

Cette finesse absolue dans l’approche du récit est contrebalancée par la mort de la vampire. Une opération où l’on retrouve le canon du genre : pieu dans le cœur, tête tranchée, bûcher et dispersion des cendres. Évacuée en une page à peine, la fin de la créature nocturne n’est pas diluée pour autant : elle est pleinement gore. Un modèle du genre, et une vraie gifle en fin de livre !

Mention spéciale pour la fabrication du livre lui-même par les éditions Tendance Négative. Deux trous traversent la totalité des pages, creusant les points d’entrée des crocs sur la couverture. Dans les pages intérieures, le texte se teinte parfois en rouge sous ces ouvertures, tel du sang coulant des plaies de la victime. Il arrive que le papier à la pliure arbore lui aussi un dégradé de rouge, sans oublier la tranche. De la bien belle ouvrage (n’étaient les quelques coquilles, et notamment ce “Bram Stocker” qu’il paraît décidément impossible d’éviter en France).

L’extrait : « Le premier changement que je rencontrai fut plutôt agréable, pourtant il était proche du tournant où commençait la descente aux Enfers.
J’éprouvai des sensations floues et étranges dans mon sommeil. La plus présente était celle d’un frisson agréable, comme celui que l’on ressent lorsque l’on nage à contre-courant dans une rivière. Ce fut immédiatement suivi de rêves qui semblaient interminables et s’avéraient si vagues que j’étais incapable de me souvenir des paysages et des personnes qui les peuplaient, pas plus que de leurs mouvements. Pourtant ils me laissaient une impression horrible et un sentiment de fatigue comme si j’avais survécu à une longue période d’effort mental et de danger.
Suite à ces rêves, je gardais au réveil le souvenir d’avoir été dans un endroit très sombre, d’avoir parlé à des gens que je ne pouvais voir. Je me souvenais plus clairement d’une voix féminine, très profonde, lente et lointaine et qui produisait sur moi cette sensation indescriptible de gravité et de peur. Parfois, j’avais la sensation qu’une main avait caressé doucement ma joue et mon cou. D’autres fois, comme si des lèvres chaudes m’avaient embrassée, plus longtemps, plus passionnément alors qu’elles atteignaient ma gorge, là où s’attardaient les caresses. Mon cœur s’emballait, ma respiration s’accélérait, puis un sanglot m’étranglait et se muait en une épouvantable convulsion lors de laquelle mes sens me quittaient et je sombrais dans l’inconscience.
Cela faisait maintenant trois semaines que cet état inexplicable m’avait frappée. »

Carmilla
Écrit par
Joseph Sheridan Le Fanu
Édité par Tendance Négative

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