
Cathédrale de Cardon
La cathédrale de Cardon est un corps. Une machine organique et fossile. La seule fenêtre est celle que l’on grave soi-même dans sa paroi. Plonger dans cet album superbe et unique, c’est mêler le vide à l’étouffement.

Présentation de l’éditeur : Cathédrale de Cardon est un projet exceptionnel qui relève du monument et de la geste testamentaire. Synthèse graphique et symbolique du fameux style Cardon, ce livre crée un pont entre son travail d’auteur de bandes dessinées que les lecteurs ont pu découvrir dans les pages de L’Humanité Dimanche dans les années 1970, ses dessins de presse paraissant chaque semaine pendant plus de 40 ans au Canard Enchaîné, ou encore ses grands formats publiés au compte-gouttes dans les différentes revues de Frédéric Pajak.
Mon avis : D’emblée, Cardon donne le ton avec ces presque silhouettes, ces formes émergeant de la pierre, prolongées par des colonnes de cathédrale, entre les inachevés de Michel-Ange et les fantasmes de H.R. Giger.

Dans son émouvante préface intitulée « Fondations », Cardon évoque son enfance pendant la Seconde Guerre mondiale. Il a 6 ans en 1942, déplacé à plusieurs reprises déjà depuis l’exode de juin 1940. Désormais, il réside avec sa famille – mais sans le père, envoyé au Stalag – chez les sœurs franciscaines de l’asile d’aliénées de Rolleville (Normandie). Sa famille et lui ont réchappé au bombardement sur Billancourt en s’abritant dans le métro Marcel Sembat – après cet événement traumatisant, Cardon ne parlera pas pendant plusieurs jours, passant son temps à dessiner Nimbus…
Puis c’est la Bretagne. Son père est au Stalag mais le jeune garçon ressent une connexion avec lui via les Pieds Nickelés que sa grand-mère lui fait lire, et que la génération précédente, celle de son père et de ses oncles, avait découverts avec ravissement. Fin avril 1943, cependant, c’est l’annonce de la mort du père dans l’incendie du Stalag, consécutif à un bombardement. Malgré l’espoir d’une erreur d’identification et les prières de tous et toutes, le décès est avéré. Puis c’est l’occupation, la libération. L’épuration.
Libéré, Rostrenan entrait en convalescence, se remettait du cancer nazi, soignait ses blessures et fleurissait ses morts. »

Retour à Paris. Le cinéma. Et le dessin : « À l’école de la rue Clerc, le dessin était partout. » Les musées. Et le choc : Notre-Dame de Paris.
L’œil tout de suite capté, séduit par ces étages de pierres, balcons et plates-formes, comme des ponts entre les tours, où se penchait tout un peuple de chimères regardant Paris par-dessus les niches des rois et des saints… Les colonnes bourgeonnant d’une floraison d’avant le déluge dont parlait le catéchisme. Tout cela n’était que plaisir du regard gourmand. Ce que j’avais devant moi dépassait tout ce que j’avais pu imaginer pour la porte de bronze.
L’envie de m’y plonger, de me perdre entre colonnes et statues, jusqu’à y trouver un coin où m’installer pour bien m’en imprégner, fut immédiate. La sensation qu’un infini était contenu dans l’édifice, qu’il était chargé d’une vie inconnue, d’un monde mystérieux à découvrir, s’imposa d’emblée et ne me quitta plus. »
Mais loin de la « fatalité depuis le péché originel » à l’œuvre dans le roman de Victor Hugo, la tragédie chez Cardon reste bien humaine. Et dans ses dessins, la profondeur s’affole, le vertige se mêle à l’enfermement, la chute dans le vide à l’étouffement entre des murs sans fin. Les dessins s’enchaînent dans un séquençage cinématographique : décor, traveling, puis l’humain apparaît, d’abord petit puis prédominant.
Avec, à la clé, la question du temps : les images s’enchaînent dans le temps de la narration et dessinent le temps de la déréliction, l’âge incommensurable de cette architecture cyclopéenne, munie de percées, de passages mais pas de fenêtres.

Un homme portant baluchon. Une route coupée. Jésus volant à califourchon sur sa croix… On ignore si ces personnages avancent ou s’ils sont immobiles, statufiés dans leurs doutes, pétrifiés par une catastrophe antique, fossilisés par les âges perdus. Et c’est le passé de Cardon lui-même qui surgit : son nom et son lieu de naissance gravés dans la pierre comme faisaient les bâtisseurs de cathédrales. Et cette barque et cet anneau qui suggèrent qu’un jour, de l’eau a coulé entre ces falaises bâties.
Ici vivent aussi des monstres. Des serpents immenses lovés sur et dans la cathédrale. Les foules sont comme ces serpents – mieux vaut rester à l’écart. Quitte à rester seul. À vivre sur une corniche dénudée. Tout à coup, une porte s’ouvre sur un escalier marqué « Transcendance ».
Surgissent alors des soldats, un général, des reliefs nazis. De Gaulle pisse en forme de croix de Lorraine sur la page de gauche ; Staline fait de même sur la page de droite, en manière de croix et faucille. Cardon en a tout autant pour le clergé, moquant cet évêque aveugle qui utilise sa crosse comme une canne blanche. Et ce jeune garçon tirant un cercueil marqué « Geprüft », comme le cachet attestant que les lettres de son père avaient passé la censure. On pense dès lors à Cardon lui-même, à sa préface, et au fait que ce livre pourrait bien être terriblement, terriblement autobiographique.

Et le présent s’impose : François Hollande, Emmanuel Macron, Donald Trump, tous grotesques. Charlie Chaplin prêt à assommer la police en tenue de combat ; Agnès Varda, Don Quichotte, Apollinaire dessinent une autre réalité. Une réalité pétrie d’humour aussi, avec ce tombeau de Napoléon aux Invalides, muni d’une clé à sardine pour l’ouvrir comme une conserve, ou de hublots pour en inspecter le contenu. Les hommes tombent en spectacle payant, seuls ou par grappes.
La cathédrale est un corps, nez géant, langue, doigt énormes. Une machine organique et fossile. La seule fenêtre est celle que l’on grave soi-même dans sa paroi. Trompe-l’œil ultime ou vrai coup d’œil sur l’envers du décor ? Après une fin en traveling arrière, on referme le livre avec autant de questions que d’émotions. Superbe.
Cathédrale
Dessiné par Cardon
Édité par Super Loto Éditions et les Éditions du Monte-en-l’Air