
CES DISQUES DONT ON NE PEUT PAS SE DEBARRASSER : MARK LANEGAN, FIELD SONGS
Jamais là où on l’attend, Mark Lanegan. Se range-t-il même parmi les chanteurs dont on attend avec impatience les disques, ceux qu’on surveille de près ? Son CV fait penser plutôt à un second couteau : des débuts au sein des Screaming Trees (pour faire vite : grunge et Seattle) sans connaître le succès populaire de Nirvana, puis des collaborations très diverses (liste non exhaustive : Isobel Campbell repérée dans Belle & Sebastian, Queens of the Stone Age, Soulsavers, Eagles of Death Metal…). Le gaillard sort aussi des disques sous son nom, invitant lui-même des sommités à l’occasion, comme PJ Harvey sur Bubblegum, disque assez expérimental. Question style, un peu à la manière d’un Neil Young, Mark Lanegan se révèle touche-à-tout au fil de sa carrière. qui le voit tâter du rock, de l’electro, du folk. Bref, jamais là où on l’attend, tout en restant fidèle à ses compagnons de route : il assure ainsi encore des choeurs sur le dernier QOTSA, … like clockwork, daté de 2013.
Mais rembobinons un peu. En 2001, les Screaming Trees à peine définitivement liquidés, Mark Lanegan sort un disque solo, Field Songs. Pas le premier, mais peut-être le plus abouti dans sa veine folk-rock. Le chanteur s’entoure d’une équipe solide. A la guitare : Mike Johnson qui a tenu la basse dans Dinosaur Jr. prenant la relève de Lou Barlow et jouait déjà sur la première échappée solo de Mark Lanegan, The winding sheet, en 1990. Musicien de Soundgarden, Ben Shepperd est largement mis à contribution : guitare, basse, piano.
L’atout maître, c’est bien sûr le chant de Mark Lanegan : une voix grave, un peu rauque, évocatrice. Surtout, il sonne terriblement juste. L’acolyte des QOTSA garde le sens de la mesure et joue la retenue, appuyant juste quand il faut. Pas besoin de se forcer avec une telle voix. Mark Lanegan évite de fatiguer l’auditeur et ne sombre pas dans le côté geignard et misérabiliste de certains disques de la scène néo-folk américaine des années 90 et 2000. Un album tourné vers le folk, le gospel, le blues, sans verser dans la caricature ni l’ennui, ça s’accueille à bras ouvert.
L’album frappe enfin par sa grande maîtrise et sa diversité. Tout est parfaitement en place, voix comme instruments, le chant bien mis en valeur. Cela commence par un titre gentiment mélancolique, One Way Street, qui donne l’impression d’un de ces vieux titres traditionnels de folk sans âge, transmis de génération en génération, chanté le soir comme une berceuse, à la lueur d’une bougie (oui, joli cliché). La chanson est cependant bien écrite par Mark Lanegan. La production et les arrangements sonnent juste : ni clinquants ni indigents. Mark Lanegan lâche ensuite davantage la bride à son côté rock, avec No Easy Action. Il s’énerve un peu plus, les instruments s’emballent, un choeur féminin apporte du lyrisme. Il embraie sur Miracle, moins lyrique, tout aussi tendu, sombre et digne. Field songs trouve ainsi son chemin, entre ambiances folk et embardées plus rock, n’oubliant pas d’y mettre des mélodies. Comme si Mark Lanegan refusait de s’abandonner à la mélancolie et au désespoir qui guettent, gardant sa dignité. On l’imagine planter bien droit devant son micro pour enregistrer, regardant en face ses démons. Un des titres, No one cares, est signé avec Jeffrey Lee Pierce, le chanteur hanté du Gun Club, mort en 1996.
Sur son album précédent, Mark Lanegan reprenait un morceau du Gun Club, le fabuleux Carry Home. Le disque entier était consacré à des reprises et sonnait comme un hommage à des figures tutélaires : Tim Hardin, Fred Neil, Tim Rose… Avec Field songs, il s’affranchit de ses modèles et soutient sans rougir la comparaison.