
Chez toi de Sandrine Martin
Rendez-vous en terre pas trop connue. Pour ce voyage, qui vous marquera, ne croyez pas aller au bout du monde plutôt dans le Sud-Est de l’Europe à la découverte de réfugiés qui ont fui les persécutions et de leurs hôtes grecs, qui, pour certains, ne sont pas restés les bras ballants en attendant que ça passe. Pas de scénarisation à outrance, juste la description de la vie réelle partagée par d’autres de nos congénères. Loin de notre opulence, loin de notre regard détourné. Sans pathos mais avec sincérité.
L’histoire : Mona, réfugiée syrienne et enceinte, n’a d’autres choix que de tenter l’exil européen en 2016. Un périple qui débute à Athènes où elle fait la connaissance de Monika, une sage-femme grecque qui travaille pour Médecins du monde. Ces deux destins vont être liés, une aventure humaine, où les notions de survie et de déracinement ne concernent pas uniquement celle qui fuit les horreurs de la guerre…

Mon avis : c’est à peine à 3000 bornes de notre chère capitale mais cela apparaît bien loin de nos préoccupations quotidiennes. Le flot de réfugiés, qui ont abordé les côtes européennes depuis le mitan des années 2010 souvent au péril de leur vie, ne nous a pas concernés au premier chef. Le peuple grec, si. Les cousins méditerranéens de la Botte ont largement payé leur écot mais les autres états du continent, non. Si bien que ce « Chez toi » est un superbe documentaire sur une réalité que l’on a délaissée ou oubliée. Pour ne pas écrire sur laquelle on a fermé les yeux. Le gros avantage de ce roman graphique, c’est qu’il dépeint juste des vies réelles. Non fantasmées par quelque bord que ce soit. Pas de manichéisme, pas de droit-de-l’hommisme, simplement un constat. Des vies qui s’entrechoquent, des destins qui basculent, des misères qui se rencontrent. Pas sûr que le soleil les rende moins pénibles à supporter. Ce côté reportage est un des gros plus de cet essai.
Il y en a évidemment plein d’autres. Sa conception aussi. Fruit d’une coconstruction entre différents acteurs de terrain. Sandrine Martin signe ce projet collaboratif qu’elle n’aurait pas pu créer sans la présence en Grèce de Cynthia Malakasis, anthropologue qui travaille dans le cadre européen. Sans Vanessa Grotti qui partage la même profession et qui était chargée du projet européen ERC EU border Care. Sans nombre d’associatifs, de réfugiés, d’humanitaires ou encore de médecins. C’est une réussite collaborative.
Plus prosaïquement, on suit le destin de deux femmes. L’une qui a tout perdu et qui est devenue apatride et une autre, censément citoyenne européenne donc plutôt privilégiée, mais qui, en fait, ne fait que survivre dans un pays garotté par le FMI. Ce sont donc deux détresses qui obligent à envisager un ailleurs. Déracinement – enracinement, deux notions qui se percutent et qui montrent que l’être humain a souvent les mêmes préoccupations. Que ce soit à Idlib ou dans les faubourgs d’Athènes.
Mona révèle un personnage complexe mais très proche du réel car construit avec l’expérience de cinq réfugiées syriennes afin d’avoir une idée plus complète du parcours de ces femmes qui ne souhaitent qu’obtenir un chez soi que la barbarie leur a refusé chez elle.
Cet ouvrage est à lire et à ne pas oublier, il est servi par des couleurs pastel qui tournent autour du bleu grec et qui lui confèrent une douceur naturelle. Comme un contrepoint farouche aux situations qu’il décrit.

Si vous aimez : davantage l’ONG Médecins du monde que l’un de ses célèbres fondateurs très télégénique.
En accompagnement : une cigarette Al-Hamra pour humer l’odeur et l’air de la Syrie.
Autour de la BD : presse, édition jeunesse, illustrations et bande dessinée, Sandrine Martin a pas mal de cordes à son arc du haut de ses presque 42 ans, elle les aura demain. C’est sa troisième sortie chez Casterman après Niki de Saint-Phalle, le jardin de secrets et Le rire de l’ogre.

Extraits : « Le prodige de ton apparition (son bébé, NDLA), la cascade de soucis qu’elle implique… ça ne m’occupe pas l’esprit. »
« Non. Ma première et unique pensée est pour la pochette de tabac à rouler, rangée précieusement au fond de mon sac. J’ai vraiment envie de fumer. »
« A la maison, je fumais des Al-Hamra, nos cigarettes « made in Syrie » Maintenant, je suis habituée au tabac en vrac, la solution la plus économique. Le petit cérémonial, les gestes précis et routiniers pour ajuster les fibres dans leur tube de papier… ça me plait bien. »
« C’est pour cela que, mon paquet, à peine entamé, je ne veux pas le donner. Si quelqu’un profitait du cadeau, je serais trop tentée de lui réclamer un peu de tabac, en compensation. Je le sacrifie. Bismillah. Ce ne sera pas en vain. Je promets de ne pas flancher. »
Écrit et dessiné par Sandrine Martin
Édité par Casterman