Chroniques du Pays des Mères : l’autre côté du soleil

Chroniques du Pays des Mères : l’autre côté du soleil

La petite Tula apparaît et c’est tout l’univers de Lisbeï qui s’illumine. De leur relation d’une intimité absolue naît un parcours qui la rapprochera de leur mère, la Capte de Béthély, avant de l’emmener aux quatre coins du Pays des Mères, à la recherche du secret de ce territoire où les naissances de filles sont ultramajoritaires.

L’histoire : Sur une Terre dévastée, le Pays des Mères a pu s’établir grâce au recours des femmes à une insémination artificielle. Une opération incertaine, car les hommes sont devenus rares, un virus déséquilibrant les naissances. La jeune Lisbeï sait qu’elle est promise au titre de “Mère”. Pourtant, son destin se révélera tout autre lorsqu’elle apprendra sa stérilité. Loin de chez elle, devenue “exploratrice”, elle accomplira l’un de ses rêves les plus chers : découvrir les secrets du lointain passé du Pays des Mères.

Mon avis : Plusieurs époques successives ont mené au Pays des Mères, passant en gros d’une violence exacerbée exercée sur les femmes à une révolte tout aussi violente de celles-ci, pour aboutir, au moment du récit, sur une ère nettement plus pacifiée. Une ère où l’on est femme par défaut, et homme par exception.

On suit l’évolution de Lisbeï, d’abord petite fille, dont les souvenirs paraissent presque commencer avec l’arrivée quasi magique de la jeune Tula, trois ans (quand Lisbeï en a cinq) :

Elle se rappelle seulement… quoi ? La lumière, voilà, comme si Tula était apparue dans une flaque de soleil. (Lisbeï se rendra compte par la suite que c’était impossible : la lumière des fenêtres, dans la salle de jeux de la garderie ouest, ne touchait jamais ainsi la porte.) Mais les couleurs de Tula étaient si vives, elle avait l’air… toute neuve, comme une merveilleuse poupée vivante (…). »

Cette relation presque amoureuse, fusionnelle de Lisbeï et Tula mènera désormais sa vie. Les deux petites filles fonctionnent en quelque sorte comme le soleil et la lune, cette dernière étant, selon le mot de Lisbeï qui ouvre le roman, « l’autre côté du soleil ».

L’apparition de Tula oblige Lisbeï à se poser des questions nouvelles, entraîne celle-ci sur le chemin qui la mènera au statut de “Mère” : qu’y avait-il avant, qu’y aura-t-il après ? D’où vient Tula, d’où venons-nous toutes ? Et quelle assurance ai-je que Tula sera là demain, et le lendemain encore ? Une « double obscurité » que Lisbeï a désormais besoin de dissiper. Tula éveille également chez son aînée des souvenirs de maternité :

Et en sentant la chair douce appuyée contre sa joue, c’est comme si Lisbeï se souvenait, mais elle ne sait pas vraiment de quoi, il y a déjà eu la courbe d’une telle chair tiède contre ses lèvres, et des bras autour d’elle, quelque part, dans un autre temps, la même lumière enveloppante, la même chaleur où l’intérieur et l’extérieur de son corps s’échangeaient, l’éclair de plaisir délicieux, poignant, la pression élastique contre son visage, et cette chair mystérieuse qui coulait en elle pour combler le vide de la faim… »

Cette relation intime entre les deux petites filles joue en contraste absolu avec l’organisation de la garderie et, plus généralement, de Béthély, le domaine où celle-ci se situe. Les gardiennes ont l’habitude de ne pas se montrer trop « maternelles » avec les enfantes, de ne pas s’y attacher. Car la Maladie menace, qui fait que, « sur les huit ou neuf enfantes menées à terme en quelque seize années de fertilité, il en survivra trois – en moyenne ».

Les rapports mère-fille sont dès lors complexes. Car les gardiennes sont mères de certaines enfantes de Béthély. Et bien que l’on ne place pas une enfante dans une garderie où sa mère est active, la chance peut avoir son mot à dire :

Mieux vaut confier les enfantes aux garderies et attendre en espérant qu’elles en sortiront. Et si on les retrouve ensuite, au hasard de la géographie des étages ou des postes de travail (on ne les cherche pas, quand on est bien élevée), l’affection, si elle naît, ne procède pas de l’habitude, comme dans les Familles progressistes. C’est un choix mutuel. »

En tant que fille de Capte (qui occupe le plus haut échelon de responsabilité à Béthély), Lisbeï rencontrera des problèmes supplémentaires dans son rapport à sa mère, Selva. Conformément à la transmission des règles (et des blocages) d’une génération à la suivante :

Selva avait voulu aimer sa mère, mais Cémmélia n’avait pas voulu être aimée. Cémmélia avait eu d’autres priorités. Cémmélia avait renoncé à beaucoup, et depuis longtemps, pour être la Capte de Béthély. Elle était certaine qu’elle ne pouvait pas se permettre d’avoir des regrets. »

Le rapport de Lisbeï à Selva illustre bien, en l’exacerbant, le rapport des filles à leurs mères : « Lisbeï aurait pu aimer Selva. Pendant des années, elle devrait se contenter, confusément et alternativement, de la respecter, de l’admirer et de la haïr. »

Cette focalisation sur la reproduction engendre bien entendu des situations inconfortables. Des déséquilibres difficiles à vivre. Par exemple, Lisbeï, à 14 ans, est toujours une Verte alors même qu’elle est d’ores et déjà la Mère désignée de Béthély, tandis que Tula, à 11 ans, est déjà une Rouge. Couleur des fruits qui mûrissent, des menstruations qui apparaissent… Maladie qui entraîne un coma plus ou moins long, dont certaines ne sortent jamais… La vie n’est pleine d’incertitudes au Pays des Mères.

À Béthély, on change d’espace au fil de l’avancée en âge. On change de couleur, de règles. Et les espaces ne communiquent en principe pas entre eux, au grand désespoir de Lisbeï qui perd le contact avec Tula. Cette intimité absolue et contrariée rappelle les deux “enfants qui vont naître” de L’Oiseau bleu de Maurice Maeterlinck. Les Amoureux, désespérés d’être séparés à la naissance.

Élisabeth Vonarburg © Lionel Allorge

Il y a pourtant des garçons dans la garderie. Mais bien peu. Et ils restent à l’écart, dans l’indétermination, l’indécision. Ils jouent seuls dans un coin.

Les gardiennes disent “les garçons” et ils lèvent tous les trois la tête comme s’ils étaient une seule personne. Ils sont toujours ensemble, ils font tout ensemble, c’est pour ça qu’on ne les appelle presque jamais séparément. Ou peut-être est-ce l’inverse, à force d’être appelés collectivement “les garçons” par toutes les gardiennes, ils ont fini eux-mêmes par ne plus bien se distinguer les uns des autres (…) Les gardiennes elles-mêmes ne savent pas qu’elles traitent les garçons autrement et seraient sans doute bien surprises si on le leur faisait remarquer. »

Et si, à la fin du livre, la réfrigération appliquée à la reproduction (congélation du sperme) paraît receler en elle la transformation potentielle du Pays des Mères, une question demeure en suspens : sera-ce une transformation pour le mieux ?

Ces Chroniques du Pays des Mères forment un roman paradoxal dans sa forme. Voici un roman du corps, où toute une organisation est fondamentalement d’abord un organisme, où une petite fille est appelée à “habiter” un espace et à “faire corps” avec lui (« Un jour elle sera la Mère, un jour elle sera Béthély »). Mais aussi un roman parfaitement cérébral, qui accorde une place écrasante aux descriptions, aux réflexions plus ou moins philosophiques, aux pensées de Lisbeï et à leur évolution.

Ces questionnements incessants alourdissent l’avancée du récit. On se retrouve enfermé dans un cerveau qui parlerait froidement de ses organes, de ses sensations, sans jamais les transmettre à son interlocuteur. Cela manque sensiblement de chair, de tripes, de sentiments… en définitive, de corps. C’est parfois terriblement verbeux, abusant par moments de points d’exclamation (était-ce bien nécessaire pour souligner l’emballement d’une pensée qui s’ouvre ?).

Ceci n’est toutefois qu’un avis personnel : si vous aimez les récits qui ne laissent guère de place à l’imagination du lecteur ou de la lectrice, qui décrivent plutôt qu’ils ne racontent, qui exposent plutôt qu’ils ne font ressentir, cela pourrait tout à fait vous convenir. D’autant que, au-delà de cette dimension qui ne me convenait pas à moi, on sent un livre d’une véritable importance. Je regrette simplement qu’il ne produise pas davantage de plaisir de lecture à proprement parler.

Chroniques du Pays des Mères
Écrit par
Élisabeth Vonarburg
Édité par Mnémos

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