
Concert – Roger Waters à l’U Arena de Nanterre (8 juin 2018)
Après avoir rebâti son Wall au début des années 2010 – avant que les murs ne reviennent à la mode – l’ex-Pink Floyd Roger Waters reprend la route cette année pour une tournée rétrospective intitulée Us + Them. L’occasion pour nos spationautes du Daily Mars de mettre le cap sur le cœur du Soleil en faisant un petit détour par la face cachée de la Lune, pour la première des deux dates parisiennes, le vendredi 8 juin 2018.
Attention : cet article contient de vrais morceaux de Pink Floyd ! Oui, au Daily Mars comme sur les emballages de plats cuisinés, les allergènes connus sont indiqués en italique. De la même manière, quand le grand architecte de The Wall, annonce une tournée intitulée « Us + Them: Roger Waters performs songs from the Dark Side of the Moon, The Wall, Animals, Wish You Were Here and More » (n’en jetez plus !), difficile de l’accuser de tromperie sur la marchandise. Pour le coup, la composition est marquée en gros sur l’étiquette. Au programme : deux heures et demie de concert réparties sur deux sets, une vingtaine de chansons, pratiquement que des grands crus millésimés.
Pink Floyd est un groupe à propos duquel il ne sera sans doute jamais possible de parvenir à un consensus. Conjonction astrale de génies exigeants pour les uns ; empilement d’égos surdimensionnés pour les autres… En cela il diffère fondamentalement des Beatles ou des Beach Boys. Roger Waters n’est ni Paul McCartney, ni Brian Wilson. Il n’a ni le côté « mon voisin est mon meilleur copain » du premier, ni « ancien génie tourmenté reconverti en vénérable du sommet » du second. Pourtant, au début des années 60, ces trois musiciens, et leurs formations respectives, partageait un projet musical commun : changer les formes de la musique pop(ulaire) en y injectant qui du psychédélisme, qui des musiques du monde ou qui des bruits d’animaux.
Aujourd’hui, assez peu de musiciens ont intenté un procès à Roger Waters en reconnaissance de paternité musicale. Ils ne sont pas légions non plus à venir gratter à sa porte pour lui demander de venir faire un petit coucou sur scène ou sur album. C’est sans doute un peu injuste (parce que l’héritage des Floyd est tout de même conséquent)… mais, soyons honnêtes, c’est peut-être aussi un peu mérité, tant il n’a pas vraiment fait d’effort pour donner de lui une image un tant soit peu sympathique.
Certes, il est anglais. Mais ça n’excuse pas tout. On peut être ressortissant du pays qui a inventé les bonnes manières, le punk et David Bowie, ça ne vous octroie pas automatiquement le totem d’immunité comme à Koh-Lanta.

© 2018, Caroline Van der Velden
Hubris et orbi
En un mot : c’est splendide. Sur la forme, si ce n’est pas parfait, ça n’en est pas loin. Voir Waters sur scène, en 2018, c’est constater que Dark Side of the Moon, album interprété dans sa quasi-intégralité, est toujours aussi pertinent, quand bien même on n’a pas écouté un album de Pink Floyd (sans même parler d’un album solo de Waters) depuis plusieurs années. C’est proprement hallucinant de voir également ce que toute une frange de la musique actuelle leur doit : à lui, à David Gilmour, à Richard Wright et à Nick Mason. Alors bien sûr, on a l’impression de voir le plus luxueux des groupes de reprises de Pink Floyd. Bien sûr, les puristes vont hurler en entendant ces classiques du rock progressif des années 60 et 70 joués rock, joués fort, bref, joués pour des stades. L’habillage vidéo est, la plupart du temps, magnifique. Voir la Battersea Power Station de la pochette de l’album Animals littéralement sortir des flots, au début de la seconde partie du spectacle, est vraiment impressionnant. On passe l’éponge sur quelques incrustations à l’esthétique douteuse. Parce que le « vrai problème » (car problème il y a) avec ce concert, est ailleurs. Et, comme l’éléphant dans la pièce ou le vers dans le fruit, il se trouve pile-poil au milieu du concert.
Le premier set se termine donc par les deuxième et troisième parties du classique Another Brick in the Wall. Jusque là, tout va bien. Un groupe d’ados parisiens vient faire les chœurs et la chorégraphie. En cette saison où les spectacles de fins d’années s’enchaînent, pour le coup, c’est la grande classe. Arrivés sur scène dans des combinaisons orange « Guantánamo style », les gamins terminent en exhibant des t-shirts sur lesquels on lit le mot « resist ». Bon, ce n’est pas nouveau, exception faite de Frank Miller, Waters n’a pas que peu de rivaux dans sa course à l’Oscar de la subtilité, qu’il recevrait pour l’ensemble de son œuvre.
C’est à ce moment-là que ça se gâte… Après nous avoir annoncé un entracte d’une vingtaine de minutes, les lumières se rallument et là, sur cet écran de la taille d’un terrain de foot qui occupe tout le fond de scène, un dispositif « big-brotheresque » va nous donner tout un tas de raisons de prouver qu’on existe. On nous invite, en grandes lettres rouges, à résister, par exemple, à Facebook et à une certaine tentation spéciste. De là où il est, Aymeric Caron doit « liker ». On peut aussi s’opposer au néo-fascisme et à ses diverses incarnations : Le Pen, Orban, Putin ou Trump. Ça, c’est fait ; le diadème de Miss France est à portée de main.
Mais surtout, deux diapositives de ce PowerPoint de luxe plus loin, on nous enjoint à ne pas montrer les dents à des pays qui ne vous ont rien fait. Très bien. Un exemple au hasard : la Russie.

© 2018, Caroline Van der Velden
Injonctions paradoxales
Bien évidemment, il existe une ligne de crête qui permet d’avancer au milieu de tout ça sans finir intellectuellement écartelé par la contradiction… Le problème, c’est que les 30 000 spectateurs de l’U Arena ne peuvent pas tous l’emprunter en même temps, au risque de finir dans le ravin.
Résultat : ça donne une masse de gens qui approuvent bruyamment chacune des propositions qui leurs sont assénées.
Il n’est pas question ici de remettre en cause le bien-fondé, et encore moins la sincérité des convictions de Waters, ni de ceux qui applaudissent à chacune de ses saillies. Mais déjà, n’est-ce pas prêcher des convaincus ? Flatter son public, avec des injonctions aussi paradoxales que « ne te laisse pas dire ce que tu as à faire (mais écoute-moi quand même… après m’avoir filé 60 balles) », ça sonne comme un contre-sens avec le propos d’une œuvre comme The Wall.
Dans le même registre, avant le rappel, Waters se lance dans une diatribe contre la justice française et son président pour avoir condamné des soutiens de la campagne BDS (Boycott, désinvestissement et sanctions). Là encore, ce n’est pas une question d’opinion. Il a tout à fait le droit d’en penser ce qu’il veut et de nous le faire savoir. Mais quand, dans le même temps, il nous dit se rappeler 1789 et la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen… On a quand même envie de lui dire qu’il n’est pas si vieux que ça et que ni lui ni aucune des personnes assistant à ce concert n’a participé à la rédaction de ladite Déclaration. Par contre, certains d’entre nous sont allés voter dernièrement. Le pays dans lequel il joue et le public devant lequel il se produit ne sont pas complètement décorrélés. N’est-ce pas ce type de raisonnement qui l’amène à ne pas se produire en Israël, par exemple ? Vu des gradins – c’est-à-dire de loin et un peu de haut – c’est complètement absurde.
Ce spectacle interroge aussi bien Waters, l’artiste, que nous, spectateurs, et ce pour tout un tas de raisons. U2, sur la tournée Joshua Tree 2017, profitait de la surface de l’écran géant disponible pour donner à lire des textes d’écrivains comme Walt Whitman. Hasard du calendrier de publication, il y a quelques jours, dans ces mêmes colonnes, un autre auteur-compositeur-interprète, Manuel Gagneux, du groupe Zeal & Ardor, nous vantait les mérites de l’ambiguïté et de la discrétion. Dans toutes ces configurations, où les œuvres sont suffisamment explicites (et célèbres, dans le cas de Pink Floyd) pour parler d’elles-mêmes, ces grands coups de Stabilo et ces annotations en rouge dans la marge ne semblent vraiment pas nécessaires. Au final, elles auraient même plutôt tendance à atténuer leur impact. D’autant plus qu’encore une fois, la façon de Waters de nous les faire passer (ses chansons, pas ses messages) est extraordinaire. Dans ces conditions, il est difficile de dire, en sortant de la salle, si on se sent Comfortably Numb, ou, pour reprendre le titre de l’avant-dernier album de Waters, Amused to Death ?
Super article, qui rend bien toute l’ambiguïté de Roger dans ce concert, pour ne pas dire toute sa carrière.
Quand j’ai vu « des extraits d’Animals », je me suis dit « cool il a du avoir Sheep sur scène », vu le propos ça aurai été parfait, tandis que « Dogs » ou Pigs », bof bof…