
Corto Maltese – Le jour de Tarowean de Juan Diaz Canales et Ruben Pellejero
Hugo Pratt peut reposer en paix, son Corto Maltese réside entre de très bonnes mains. Des paluches, qui, pour ce troisième droit de suite, s’affinent de plus en plus, au point de livrer un album en tout point digne du pape du « dessin intelligent ». Et au risque de vous spoiler léger, vous allez en apprendre beaucoup plus sur la destinée du plus célèbre des marins maltais. Surtout sur l’origine de son monde. Un quinzième album à ne surtout pas manquer.
L’histoire : le Pacifique, juste avant le déclenchement de la Première Guerre mondiale, c’est une immense mer de jeu pour les différentes puissances mondiales souvent au détriment des autochtones polynésiens. Corto et Raspoutine sont chargés par le Moine fou d’aller délivrer et de ramener un prince samoan prisonnier en Tasmanie. Lors de ce voyage, par nature, agité, les deux gentilshommes de fortune vont croiser la lie et la crème de l’Humanité. Et le lecteur, la mère de toutes les batailles. Celle de Corto Maltese.
Mon avis : marcher dans les pas du maître, en être digne et fidèle mais s’affranchir aussi de son œuvre pour la perpétuer, l’enrichir voire l’éclairer. Le cahier des charges remis à Juan Diaz Canales et Ruben Pellejero s’apparentait à une gageure.
Les deux auteurs espagnols avaient déjà fourbi leurs stylos et crayons avec Sous le soleil de minuit et Équatoria. Deux aventures contemporaines du héros d’Hugo Pratt, là, ils ont encore fait plus fort. Ce quinzième opus revient à l’origine des aventure du Maltese. Juste avant le premier roman dessiné fondateur qu’est La ballade de la mer salée. Celle qui commence le jour des morts en 1913. Alors que Le jour de Tarowean se termine justement ce 1er novembre…
Une gageure éparpillée façon puzzle avec le plus abouti des trois ouvrages concoctés par le duo ibérique. Ils ont clairement haussé la mire pour viser juste. Amoureux de Pratt, ils ont été particulièrement attentifs à beaucoup de de détails qu’avait jetés ça et là le Vénitien. On retrouve ainsi le Corto original. A telle enseigne qu’un des plus grands mystères de l’univers du marin est levé. On sait désormais pourquoi le fils de la Nina de Gibraltar se retrouve dans La ballade de la mer salée entravé sur un radeau de fortune à la dérive dans le Pacifique. La boucle est pour ainsi dire bouclée.
Corto Maltese a tout juste 25 ans quand Le jour de Torwean égrène ses premières planches. Pourtant, n’allez pas lui imaginer un visage poupin ou des traits juvéniles. Que nenni ! Le pirate né à La Valette arbore une mine déjà burinée par les alizés et l’écume. C’est le partis-pris des auteurs. Considérer que le héros n’a pas d’âge véritable ou, à tout le moins, que le temps, dès les balbutiements de ses aventures, n’a pas de prise sur lui. Pas plus que sur Ras ou Raspa, le compagnon inamovible avec qui les relations fonctionnent sur courant alternatif entre attraction et répulsion.
Les influences, dont se réclament les auteurs, sont légion pour agrémenter les pérégrinations de notre capitaine de marine marchande. Ils convoquent Calderon de la Barca, Emilio Salgari mais aussi Robert Louis Stevenson , Joseph Conrad ou Jack London. On a connu pires parrains pour se pencher sur le berceau du nouveau-né. Comme leur mentor, ils ont su plonger leur récit imaginé dans le bain de la grande Histoire. Un baptême, là aussi, réussi.
Mais il n’y en a pas que pour le passé dans cette BD. Des thèmes brûlants d’actualité sont savamment distillés. Telles les considérations environnementales énoncées par Bertram Brooke au sein du royaume de Sarawak. Des préoccupations relayées par le professeur Waterhouse dans un plaidoyer urbi et orbi contre l’exploitation totale de la Terre par les hommes. Ou bien encore le sujet des migrants abandonnées par des passeurs peu scrupuleux au milieu des flots. Avant que Corto ne les recueille sur son bateau puis que Raspoutine ne les laisse à leur triste sort par goût du lucre. Allégorie troublante de nos sociétés occidentales.
Allégorie peut-être mais alegria assurément. On a un pris un pied pas possible à dévorer cet ouvrage. A vrai écrire, on aime tellement Pratt et Corto que le terreau est naturellement favorable pour ses successeurs mais nos aspirations sont aussi à la mesure de nos sentiments, si bien que notre exigence est à son plus haut point. Juan Diaz Canales et Ruben Pellejero ne l’ont pas trahie. Au contraire, même.
Si vous aimez : Star wars du génie George Lucas pour sa chronologie tout à fait personnelle des sorties de films.
En accompagnement : une partie de golf d’antan avec une balle conçue en Gutta-percha, une gomme issue du latex et récoltée à l’époque par les Dayaks, une des peuplades présentes dans cette aventure.
Autour de la BD : Juan Diaz Canales est abonné aux succès. Il est à la base de l’excellentissime Blacksad mais aussi des savoureux Les patriciens et Fraternity. Il a collaboré pour la première fois avec Ruben Pellejero à l’occasion de leur incursion initiale dans le monde de Corto Maltese. Depuis, le duo a totalement trouvé ses marques. Son dessinateur est un habitué des scénaristes comme Denis Lapière ou Frank Giroud.
Extraits : « C’est un peu pathétique, non ? Cette farce avec ces types encapuchonnés, réunis dans un endroit secret… »
« Oui, c’est vrai que c’est assez ridicule. »
« Remarque, à bien y regarder, nous sommes encore plus ridicules de nous laisser dominer par de tels fantoches. Tu ne crois pas ? »
« C’est possible. Le Moine fou a toujours été un bon chef. Mais depuis qu’il s’est mis en tête d’envahir Molokai, tout a commencé à se compliquer. »
« Tu as entendu ce qui se raconte dans le coin ? Que c’est un ancien détenu dont on a commué la peine contre son accord de se laisser inoculer la lèpre pour expérimenter un vaccin. »
« Et après, ils se font appeler civilisés… »
Écrit par Juan Diaz Canales
Dessiné par Ruben Pellejero
Édité par Casterman