Crime de lèse-majesté (Témoin indésirable / BBC / Canal Plus)

Crime de lèse-majesté (Témoin indésirable / BBC / Canal Plus)

Note de l'auteur

Elle se réjouissait que son mari soit archéologue car, plus elle vieillissait, plus il s’intéressait à elle. Agatha Christie a quelque chose du monument (un peu daté ?) de la culture policière british-style. L’adapter aujourd’hui n’est donc pas sans poser quelques problèmes. La preuve avec ce Témoin indésirable. Critique garantie sans spoiler.

Agatha Christie est-elle devenue un monument intouchable du roman policier old-school, voire de la culture anglaise tout entière ? On pourrait le croire en prêtant l’oreille aux cris d’orfraie poussés lors de la diffusion par la BBC, en avril dernier, d’Ordeal by Innocence (Témoin indésirable en VF).

Il faut dire que la scénariste Sarah Phelps (la sitcom hautement british EastEnders, Great Expectations avec Gillian Anderson, l’adaptation de The Casual Vacancy de J. K. Rowling, plusieurs autres de la grande Agatha) n’a pas suivi le roman originel à la lettre. Elle a même carrément modifié des éléments fondamentaux, notamment la fin et le moteur du meurtre. Crime de lèse-majesté !

Le casting rassemble quelques grands noms du cinéma et de la télévision de Sa Gracieuse Majesté. Bill Nighy (Love Actually, Pirates des Caraïbes, Harry Potter) endosse le costume de Leo Argyll, le père. Anna Chancellor (« Duckface » dans l’immortel Quatre mariages et un enterrement, mais aussi la formidable mini-série The Hour) joue la mère qui, malgré son décès inopiné dès les premières secondes, traverse les trois épisodes de part en part et règne, comme une marâtre aussi sombre que sa chevelure, sur sa maisonnée de cinq enfants. Citons aussi Luke Treadaway, dont on a croisé le jumeau Harry en Victor Frankenstein dans Penny Dreadful, et Matthew Goode (Ozymandias dans Watchmen et surtout Antony Armstrong-Jones, « Monsieur Margaret Windsor », dans The Crown).

Ordeal by Innocence (c) BBC

La mini-série de la BBC, qui dure au total un peu moins de trois heures, pose une double question. Comment adapter Agatha Christie, dont la construction des romans est si particulière ? Et, surtout, comment l’adapter aujourd’hui, dans une société imprégnée de films et séries policiers, où un Sherlock Holmes s’offre le luxe d’une double sérialisation d’un côté et de l’autre de l’Atlantique (avec des réussites contrastées, pour le moins), et où la banalité est, plus encore que la médiocrité, ce qui peut guetter de pire une œuvre télévisuelle ? Pour une adaptation Marvel brillantissime comme Legion, combien de daubes insipides et de reproductions éternelles du même ?

La réponse de la Beeb est donc, outre une modification en profondeur du ressort narratif (mais qui, avouons-le, n’est pas forcément le plus important dans une fiction christienne), une exploration des relations entre les êtres. Et c’est sans doute ce qui capte le plus l’attention, dans cette mini-série sans réel génie mais de bonne facture : le sort des cinq enfants. Le pourquoi de leur présence en ces lieux. L’histoire de Jack, accusé du meurtre, mort en prison. Celle de Mickey, qui se brûle des cigarettes sur les bras. Celle de Mary, snob et droite comme un i, dont le mari paraplégique vie avec elle et les autres au château. Et que dire de Kirsten, la gouvernante, et de son attachement étrange à cette ribambelle d’enfants devenus grands ?

Ordeal by Innocence (c) BBC

Un meurtre. Un des fils est accusé. L’homme qui pourrait lui fournir un alibi a disparu. Il réapparaîtra 18 mois plus tard – trop tard pour innocenter le fils, mais pas pour provoquer la chute des dominos. Les morts se succèdent et toujours le coupable reste dans l’ombre. Classique ? Assurément. Mais l’art du découpage d’Agatha Christie est plutôt bien rendu dans le montage de ce Témoin indésirable.

Et même si la fin choisie par Sarah Phelps ne convainc guère, l’essentiel, on l’a dit, n’est pas là. Mais bien dans le lien (parfois très, très étroit !) qui unit, ou l’abîme qui sépare ces enfants élevés ensemble pour le meilleur et pour le pire par une femme à l’amour compliqué. Le « whodunit » est un genre qui attend d’être régénéré. Ce Témoin indésirable ne s’est pas donné cette mission ; juste celle de divertir et de révéler, au fil d’une intrigue policière au cordeau, les mille et une trames qui forment la toile des sentiments filiaux.

Témoin indésirable Mini-série en 4 épisodes
Diffusés sur Canal+ du 29 novembre au 6 décembre.
Série créée et écrite par Sarah Phelps.
Série réalisée par Sandra Goldbacher.
Avec Bill Nighy, Anna Chancellor, Anthony Boyle, Luke Treadaway, Morven Christie, etc.
Musique originale de Stewart Earl.

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