Critique de Chefs, Saison 01 (France 2)

Critique de Chefs, Saison 01 (France 2)

Note de l'auteur

Proust nous a rappelé que d’une simple odeur, des souvenirs pouvaient remonter à la surface. Le goût possède une capacité identique, de nous plonger dans un entrelacs d’émotions, de se faire écho d’une voix ou d’une intention, d’imaginer un monde où les saveurs sont des images. Mais derrière l’art, il y a la fabrication. Pénétrer en cuisine, c’est passer derrière la toile, derrière la caméra et observer un monde qui s’agite, se percute. Un monde fait de cris, de colère, de joie. L’envers du décor, c’est la sueur et le sang, le drame, la pression. Avec de telles promesses, pourquoi la fiction française n’a t-elle pas plus souvent pousser les portes d’une cuisine ? Tous les ingrédients d’un grand drame ou d’une grande tragédie s’y trouvent. Il suffit de tendre les mains…

 

© Christophe Charzat / FTV / CALT

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© Christophe Charzat / FTV / CALT

© Christophe Charzat / FTV / CALT

En cuisine, une demi-glace est la très forte réduction d’un jus ou d’un fond, afin d’en concentrer les goûts. Arnaud Malherbe et Marion Frestraëts vont utiliser une pratique analogue dans leurs trois premiers épisodes. Condenser les arcs, les empiler, superposer les couches, compresser, une écriture qui trahit la gourmandise des auteurs mais conduit à l’essoufflement. Une démonstration de force alors que l’épure est de mise à l’image des assiettes du chef quand il s’agit de gagner les faveurs de Matsumoto, réinterprétation de l’unique Asafumi Yamashita, le « maraîcher haute couture », véritable orfèvre du végétal.

Composer une assiette revient parfois à raconter une histoire. Cette forme de narration requiert un complexe travail de recherche, sur les mariages de saveurs, l’harmonie des formes. Où l’émotion jaillit des pauses. Des respirations salutaires qui permettent aux papilles gustatives comme au cerveau qui les interprète de comprendre et s’extasier. Dans CHEFS, ces moments s’incarnent dans l’échappatoire du chef, voyage introspectif. Belles séquences, un peu égarée dans le tumulte orageux d’un récit sans ciel. Habitué à la claustrophobie d’une cuisine bas de plafond, ce retour marque l’intérêt des auteurs pour les légendes autour de ces chefs.

C’est quand la série exploite la mythologie culinaire qu’elle trouve l’équilibre. Quand elle se focalise sur la cuisine et son contexte. CHEFS aurait pu aller plus loin dans cet exercice. Elle semble avoir parfois oublier la pulsation de la brigade, oublier qu’un service, le coup de feu, est un exhausteur de drame. La série l’effleure parfois, y plonge totalement dans sa seconde partie. Quand la cuisine et le goût deviennent un enjeu, où convergent les règles dramatiques et la réalité du contexte.

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© Christophe Charzat / FTV / CALT

On comprend ce régulier attrait pour un esprit végétal, la nature comme les légumes y trouvent grâce, par l’apport de David Toutain. Chef célèbre, fils spirituel d’un Marc Veyrat (l’homme au chapeau qui a mis la nature dans ses assiettes), est conseiller culinaire sur la série. De façon consciente ou non, cette porte ouverte lui a permis d’appliquer sa sensibilité et de jouer avec un sentiment paradoxal pour illustrer le chef. Rustre, violence sourde, intense, caractérisent un homme à fleur de peau. Un homme sans nom – seulement Chef, géniale idée qui figure son sacrifice, sa dévotion. Et pourtant, ses assiettes témoignent d’une belle légèreté, d’une épure. Ce jeu entre l’homme et son oeuvre, ses actions et ses inspirations conditionne une série bicéphale, où les duels s’accumulent. Opposition entre l’expérience et la jeunesse, la poésie et le pragmatisme, le pouvoir de l’argent et la création, entre le feu et la glace, entre un père et un fils, entre le présent et l’avenir. La cuisine devient le théâtre opératique dans lequel s’exprime des forces contraires pour un résultat qui frôle la boulimie mais s’en sort sur le fil.

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© Christophe Charzat / FTV / CALT

Il y a une lutte philosophique à l’oeuvre dans CHEFS. Lutte qui illustre les ruptures de ton, l’incarnation quasi fantomatique d’émotion dans l’image, comme si les personnages étaient tous hantés par un souvenir. Empirisme contre innéisme. La valeur de l’acquis contre la douce magie de l’inné. La série exploite ces deux courants sans choisir, sans privilégier une démarche plutôt qu’une autre. Jusqu’à les opposer dans une séquence de duel qui rappellera les émissions culinaires type Top Chef. Une façon de reprendre les codes d’une télévision qui avait elle-même récupérée les basiques règles de montage pour tirer profit du suspense. Retour aux sources qui évite l’exploitation facile et gratuite et montre le travail à l’oeuvre, la précision du geste, la réflexion, les compétences. La réalisation (de façon générale) souffre d’un léger manque de générosité. Trop découpée, séquences brèves hachurent la force du mouvement, où l’on aurait bien vu le langage filmique d’Urgence s’incarner à la perfection en cuisine.

© Christophe Charzat / FTV / CALT

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Chefs figure le pouvoir télégénique de la cuisine (autrement que dans sa version émission). Un pouvoir que l’on connaissait déjà puisqu’il était au cœur d’un dessin animé proposé au Club Dorothé : Le Petit Chef. On y retrouve la fougue de la jeunesse, l’intelligence culinaire, la recherche du goût dans des combats épiques. Le petit chef, c’est Romain, enfant, qui a appris la cuisine avec sa mère et qui poursuit son geste. Un parcours initiatique en accéléré (peut-être un peu trop ?), presque refusé par le mutisme et le sentiment de révolte qui anime son sujet. Il y a quelque chose d’exaltant à suivre son parcours chaotique, presque irréel par son caractère exponentiel un peu empressé. Sa courbe ascendante rencontre celle inverse du chef et c’est ce petit ballet qui offre à la série cet aspect tourmenté.

Il faut avoir la curiosité de pousser les portes de cette cuisine et saluer la proposition de France 2. Voilà une fiction de service public : puiser dans son patrimoine culturel, offrir du drame moderne dans sa forme comme dans son fond. Le résultat, s’il n’est pas parfait et souffre de déséquilibre, sait émouvoir par sa façon de mettre la cuisine en lumière. Un métier difficile, exigeant, loin de l’idée poétique que nous vante les émissions de compétitions culinaire. Si une forme de manichéisme persiste (le personnage de Yann), la violence du milieu transparaît avec sa force dramatique et la justesse des émotions.

Chefs sera diffusé sur France 2 à partir du mercredi 11 Février.

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