
CRITIQUE DE THE NEON DEMON : UNE BEAUTÉ MALADE ET CONVULSIVE
Créatures étranges et nouvelle chair. Située dans le monde de la mode, la nouvelle transe hypnotique de Nicolas Winding Refn.
À Cannes, foire aux vanités où les stars L’Oréal et les top models montent le tapis rouge en robes lamées, Nicolas Winding Refn s’est fait crucifier. Les critiques horrifiés ont hurlé en meute et ont lâché les mots qui fâchent comme « clip » (insulte suprême), « trip esthétique prétentieux », « néant glacé » ou « beau mais creux ». Après le Prix de la mise en scène à Cannes pour Drive, son film le moins personnel, il fallait brûler l’idole danoise qui refuse de refaire le même film avec poursuites dans la nuit à la Michael Mann, chevalier blanc en blouson de satin, ralenti atmosphérique et romantisme pop. Déjà, avec Only God forgives, NWR se roulait à nouveau dans ses obsessions comme un porc se roule dans la fange, et ciselait un pur objet de mise en scène avec hémoglobine, tripes, liquide amniotique, sans oublier une bonne dose d’impuissance et de terreur de la castration. Avec The Neon Demon, NWR poursuit son chemin de traverse avec un conte de fées techno, éroticogore, situé dans le milieu de la mode, un grand film malade doublé d’un trip hypnotique, véritable suicide commercial.
Il était une fois, donc, une belle princesse qui débarque à L.A. C’est elle la plus belle dans ce miroir, les pubards, les agents et les photographes se l’arrachent. Comme par magie. Mais si sa beauté païenne et son innocence fascinent, la jeune vierge suscite également la jalousie d’autres mannequins, à l’apparence vaguement humaine. Et… c’est tout ! Certains critiques ont dénoncé le scénario « creux », le « néant », mais cela fait longtemps (depuis Bronson, 2008, en fait) que NWR a abandonné le cinéma classique et les constructions narratives habituelles. Chez lui, il ne reste qu’une trame narrative, qui pourrait sembler simple, voire simpliste. Il n’en est rien. NWR élabore des films labyrinthes, des films-cerveaux constitués de fragments de contes de fées, de motifs bibliques, de tragédie grecque, zébrés de visions surréalistes, sexe, gore. Comme certains cinéastes mexicains (je pense à Amat Escalante ou Carlos Reygadas), Ron Fricke, Apichatpong Weerasethakul, Gaspar Noé (Enter the Void) ou encore Brillante Mendoza dans Kinatay, NWR fait dans la transe sensorielle planante. Il met le spectateur sous hypnose, alterne les plages d’attente, de calme, et les déchaînements de violence, pousse le volume sonore à fond, cisèle une scène réaliste, avant une autre totalement fantasmatique. Pas de psychologie, pas de message, pas d’explication, peu de dialogues. Ce n’est plus un film, c’est une installation postmoderne, une plongée dans un caisson d’isolation sensoriel.
Pour l’épauler à la création de ce cauchemar électro, NWR a embauché Natasha Braier, directrice de la photo de The Rover et aussi du… Casse-tête chinois de Cédric Klapisch. Car The Neon Demon est un film sur la beauté. Une beauté convulsive, malade, une beauté de néons. NWR dilate le temps, gèle toute la première partie du film pour jouer sur les textures chromées, les reflets dans les miroirs, la saturation des couleurs. Il exacerbe les contrastes entre les clignotements stroboscopiques de discothèques et l’éclairage froid d’une séance de shooting. Avec les infrabasses et la B.O. de Cliff Martinez, cette esthétique flamboyante devient la trame narrative qui fait décoller (ou pas) le spectateur vers un ailleurs. Car NWR ne donne pas vraiment dans le réalisme. Ses mannequins, corsetés, sanglés, dans des fringues-carapaces et dont les corps – absolument parfaits mais biomécaniques – sont visualisés comme des apparitions, des accessoires. On pense au porno chic, aux photos choc d’Helmut Newton, à cet érotisme de papier glacé que la presse féminine nous impose toutes les semaines pour tenter d’uniformiser les femmes. Mais chez NWR, la beauté est mutante, les top models ne sont quasiment plus humaines et bientôt le cinéaste va taper dans le dur avec une série de visions surréalistes qui transforment le film en un pur moment d’effroi et de grâce. Un miracle… Il y a dans The Neon Demon au moins trois séquences parmi les plus intenses, les plus dingues ou poétiques de l’histoire du 7e art, du niveau de l’œil coupé en deux du Chien andalou. Petite anecdote, une de ces séquences, quand la caméra rampe et plonge entre les cuisses d’une beauté qui expulse des litres de sang, a été improvisée sur le plateau par le cinéaste. Pas storyboardée pendant des semaines par une armée de dessinateurs, non, juste improvisée un matin sur le plateau par un NWR particulièrement inspiré.
Film puzzle, The Neon Demon est également constitué de morceaux de classiques déviants, comme un collage postmoderne. Dévoré par l’image, NWR a ingéré la beauté sauvage de ses cinéastes préférés et la recrache. Le sang du cinéma irrigue les veines du Neon Demon : Kubrick bien sûr, mais aussi le Jacques Tourneur de Cat People, le Dario Argento de Suspiria, le David Lynch de Mulholland Drive, mais aussi Kenneth Anger, Alejandro Jodorowsky…
Le film n’est pas exempt de défauts et NWR se perd parfois dans les méandres de son cauchemar. Avec un producteur à poigne à ses côtés, il aurait pu couper 30 minutes de son film. Néanmoins, The Neon Demon, avec sa perfection esthétique insolente, reste en l’état un tour de grand huit au pays de la beauté et de l’horreur. Objet filmique en équilibre instable, The Neon Demon déconcerte, choque, ennuie, électrise. NWR griffe la rétine, électrise le cerveau comme une drogue. C’est ça le ciné de NWR : de la came, une substance chimique qui te brûle les veines et les yeux.
Tandis que Ken Loach décroche la Palme du cinéma consensuel et déjà vu, voici, comme dirait Marlon, une proposition de cinéma que vous ne pouvez pas refuser.
En salles depuis le 8 juin. 2016. USA/France. Réalisé par Nicolas Winding Refn. Avec Elle Fanning, Jena Malone, Bella Heathcote, Keanu Reeves.
La critique du Dr No est là.
Excellente critique, bravo ! J’adhère à presque tout ce que tu as dit, mais pourtant je suis sorti déçu. Le trip sensoriel fonctionne par intermittence, éblouit parfois, fait lever le sourcil souvent. Les pointes d’humour tombent globalement à plat. Une chose est sûre, il faut arrêter d’espérer un truc dans la continuité de Drive (ou des Pusher d’ailleurs) chez NWR. The Neon Demon rappelle beaucoup plus l’hypnotisant Valhalla Rising, beaucoup plus réussi et cohérent à mon sens.
Tout à fait d’accord avec la filiation avec Valhalla rising, qui m’avait fait décoller.
superbe critique mec!
Merki
Vu hier soir. D’accord à 200%. Sortir de la salle après un trip pareil est une expérience assez étrange. J’avais l’impression d’être en descente de NWR quoi.