
Critique Dishonored 2
Comment reconnaît-on un grand jeu d’infiltration ? Serait-ce grâce à ces heures passées accroché à une corniche, guettant le pauvre garde quelques mètres plus bas et attendant qu’il s’isole de ses camarades pour porter le coup fatal ? Ou bien ce petit cri de victoire qui retentit dans votre tête quand vous parvenez à dégoter le code du coffre-fort deux appartements plus loin, promettant monts et merveilles ? Peut-être bien ce rat miteux, mais plein de bonne volonté portant votre mine sur le dos et fonçant à toute berzingue vers un petit groupe de soldats ? Vous avez de la chance : Dishonored 2, c’est tout ça à la fois.
Maître Corvo, sur son arbre perché
Rappel des événements : à la fin du premier opus, Corvo Attano, un assassin voulant venger le meurtre de l’impératrice de Dunwall, réussit à sauver sa fille Emily Kaldwin, l’héritière du trône et la replace au pouvoir. Quinze ans après, Emily a bien grandi et a bénéficié de l’entraînement de son assassin de père. Mais chaque famille possède un oncle ou un parent dont on a un peu honte, et voilà que sa tante cachée, Delilah, débarque un beau jour et prend possession du royaume en effectuant un putsch bien violent. Tandis qu’ils défendent leurs vies dans la salle du trône, Emily et Corvo se retrouvent dos à dos, cernés par des dizaines d’ennemis. Un premier choix s’offre à vous : quel est le héros que vous choisirez pour faire toute l’aventure ? Corvo le protecteur royal ou Emily l’impératrice déchue ? Quel que soit son choix, le laissé pour compte sera figé telle une statue de pierre et le personnage choisi se retrouvera enfermé dans un appartement de la tour de Dunwall. Mais une petite escapade par la fenêtre de votre prison de fortune suffira à jouer les filles de l’air histoire de retrouver quelques alliés bienvenus et de fomenter un plan pour récupérer le trône du royaume. Pour ça, il faudra prendre la mer, direction la région de Karnaca, le penchant estival de Dunwall. On y arpentera les rues de cette partie du royaume, baignées d’un soleil blafard, histoire d’en apprendre plus sur Delilah, de s’occuper de tous ses petits acolytes qui ont participé au complot et de revenir à Dunwall, le sourire aux lèvres, pour bouter la tantine hors de la ville, et pas forcément en un seul morceau. Vaste programme.
Tout comme le premier opus, Dishonored 2 est construit comme un jeu d’assassin, où le joueur est largué dans un niveau semi-ouvert pour trouver comment atteindre sa cible et l’éliminer. Tout comme le premier opus, Dishonored 2 laisse le choix au joueur de tuer votre cible ou de la neutraliser en lui laissant la vie sauve. Le second choix est généralement complètement facultatif, bien plus intéressant et permet d’arpenter tout un pan du niveau pour effectuer une approche plus indirecte et passionnante. Cette boussole morale sur votre choix de tuer ou non (Chaos élevé/Chaos faible) n’est pas là uniquement pour vous soulager de quelques remords, mais influe également sur le jeu entier. Transformez-vous en tueur sanguinaire et implacable et observez le royaume de Karnaca sombrer dans une atmosphère putride et poisseuse, les cadavres pullulant partout autour de vous. Épargnez vos ennemis et vous traverserez des niveaux un peu plus respirables, où le poids des conséquences de vos actes ne sera pas un obstacle de plus. Cela passe par des détails croustillants : en Chaos faible, une simple employée de bureau prendra gentiment la porte, tandis qu’en Chaos élevé, on la retrouvera pendue dans son bureau, une lettre sanguinolente et déprimante par terre. Pour bien marquer le coup, le jeu se fera un plaisir de monter d’un cran le potard de la violence par rapport au premier opus : chaque joute armée finira bien souvent dans un bain de sang, avec en prime quelques membres découpées pour redécorer les intérieurs.
Mais l’un des principaux attraits de Dishonored, c’est bien sûr l’acquisition des pouvoirs. Par le biais de l’Outsider, personnage mystique et quasi divin régnant sur un monde étrange appelé Le Grand Vide, le jeu vous offre tôt dans la partie des petits tours de magie afin de réussir vos missions bien plus facilement. Le titre vous propose même de refuser la marque de l’Outsider et de finir l’aventure uniquement grâce à votre agilité et votre arsenal. Qu’on se le dise : Dishonored est quand même bien plus rigolo en se téléportant dans tous les sens. Car Corvo reste loyal aux pouvoirs du premier opus, et reprend possession du fameux Blink, la possibilité de se téléporter rapidement pour surprendre les ennemis ou grimper en hauteur. Il aura droit aussi à sa panoplie habituelle : ralentir le temps, se transformer en rat, voir les ennemis à travers les murs… Autant de capacités qui lui permettront de traverser les niveaux, tout en les améliorant suivant un arbre de compétences en récupérant des runes tout du long.
Domino Day
Chez Emily, son pouvoir de téléportation est légèrement différent puisque sa compétence Longue Portée lui permet d’aller plus loin à la manière d’un grappin, de saisir des objets voire des ennemis afin de les éliminer rapidement et sans bouger de son poste d’observation. Mais le déplacement de ce pouvoir étant courbé, il ne sera pas possible de se téléporter en contrebas facilement. Elle aura la possibilité de créer des leurres qui pourront même attaquer à sa place. Mais ceux qui préfèrent distiller la terreur chez ses opposants préféreront la transformation en une ombre noire capable de déchiqueter son prochain. Le pouvoir de Domino est par contre l’une des meilleures nouveautés : en reliant deux ennemis ensemble (voire trois ou quatre en l’améliorant), elle lie les destins funestes de ses victimes. Effectuer une action contre l’une d’elles se répercutera automatiquement sur l’autre. Imaginez ce qui se passerait si l’une des victimes était projetée « par accident » du haut d’une falaise. Ultra jouissif et malin, ce pouvoir est peut-être trop facile à utiliser, car passer discrètement dans une pièce remplie de plusieurs gardes prêts à en découdre se transformera vite en une formalité. Heureusement que l’utilisation de ces pouvoirs est soumise à une jauge de magie qui peut descendre très vite, même si trouver quelques fioles pour recharger sa magie est aussi facile que d’aller au supermarché.
Tout comme le premier opus, c’est là que le jeu révèle toute sa force : dans la volonté des développeurs de laisser une carte blanche complète aux joueurs, de lui faire une totale confiance sur l’utilisation des pouvoirs. Dishonored premier du nom a déjà fait son lot d’aficionados qui parviennent à faire une série d’actions digne d’un maître assassin sans pitié. Placer une mine tranchante sur un rat pour qu’il soit envoyé sur des gardes, se jeter du toit d’un immeuble pour se réceptionner sans mal sur son propre leurre balancé quelques secondes plus tôt, ou encore utiliser l’effet Domino entre un malheureux s’apprêtant à se faire descendre et son propre meurtrier, autant d’utilisations malignes qui sont uniquement possibles par la volonté de l’équipe de laisser vivre le gameplay par lui-même. Les règles auxquelles est soumis le joueur sont uniquement basées sur les limites des pouvoirs et du level design, et rien ne viendra entraver la créativité de celui qui voudra se frotter à des expérimentations audacieuses. Si la logique et la cohérence du gameplay vous font penser que telle action est faisable, c’est qu’elle l’est vraiment. Certains passages en deviennent même frustrants quand une situation se résoudra de manière bien trop classique à vos yeux, un comble !
Cette liberté de gameplay combinée avec le level design grandiose des missions rend Dishonored 2 absolument éblouissant. Les niveaux ont l’air d’être encore plus libres qu’auparavant, bien souvent entravés par la logique de l’architecture : grimper une falaise de 200 mètres sera évidemment impossible, mais accéder au toit d’un immeuble posera rarement de problèmes. Le jeu vous donne constamment l’occasion d’explorer, que ce soit les boutiques d’un quartier mal famé ou un appartement abandonné, et le boulot de fourmi de la moindre parcelle des décors donne l’impression que chaque pièce raconte une histoire. D’un Dunwall victorien et ténébreux dans le premier épisode, cette suite trouve son inspiration dans une Europe méditerranéenne du plus bel effet, avec ses couleurs vives dégarnies, ses rues balayées par une poussière envahissante et son soleil blafard loin des plages de Saint-Tropez. Le travail sur le background et le lore est toujours aussi impressionnant, et cette manière de détourner les thèmes de la fantasy-steampunk que l’on connaît (la sorcellerie, la science, l’occulte) pour mieux se l’approprier est l’une des forces de la licence.
Que ce soit dans la conception de la moindre machine qui décore les niveaux, dans les jeux de lumière splendides qui illuminent chacune des pièces traversées ou de la logique de l’architecture des niveaux, Dishonored 2 est un maître étalon dans le genre. On est très loin du combo « chemin principal/conduits » que l’on trouve dans bon nombre de jeux d’infiltrations en manque d’inspiration (oui, Deus Ex: Mankind Divided, c’est toi que je regarde), et les chemins alternatifs sont tellement nombreux et bien trouvés qu’on se demande vraiment s’il y a un tracé principal. C’est la verticalité du level design qui fait des prouesses et donne cette incroyable sensation de liberté, de mouvements dans ses déplacements. On peut se planquer rapidement sous un bureau, ou grimper sur un rebord très facilement, toute la progression du joueur respire la fluidité et le flow qu’on peut trouver sur un titre comme Mirror’s Edge. Il arrivera ici et là qu’un petit bug de collision vous empêche de fuir le garde que vous avez malheureusement alerté, mais ça reste mineur. Par contre, certains bugs de pouvoirs gênants (une Longue Portée qui ne fonctionne pas) peuvent se révéler problématiques, surtout quand vous vous téléportez avec fracas dans une baie vitrée, alertant tous les ennemis environnants.
Huile de baleine sous gravillon
En vérité, le point faible du jeu se trouve sur sa partie scénaristique. Si on veut bien pardonner le prétexte ridicule d’une tante obscure qui donne l’impression de sortir d’un chapeau magique pour quiconque a omis quelques éléments du premier Dishonored (puisque le personnage est déjà introduit dans le DLC du premier opus, Les Sorcières de Brigmore), on pestera par contre devant la pauvreté narrative qui lie les missions ensemble. On est bien loin des chouettes interludes du Hound Pits sur le premier opus, avec cette charmante baraque décrépie abritant des petits secrets et quelques personnages bien heureux de tailler le bout de gras avec vous, histoire d’illuminer une journée pleine de meurtres sanglants. Ici, le bateau qui fait office de QG a certes quelques cachettes, mais il ne s’y passe pas énormément de choses. Les missions s’enchaînent finalement les unes à la suite des autres, de façon presque trop scolaire : on débarque dans un quartier de la ville, on fout la zone pour accéder au niveau de sa cible pour l’assassiner le plus discrètement possible avant de repartir au canot. Le plaisir de jeu ne s’en trouve pas amoindri, mais le joueur amateur de friandises narratives que je suis aurait aimé quelques petites pastilles entre chaque mission pour lier l’ensemble de manière cohérente et originale (comme le faisait le sous-estimé Wolfenstein: New Order par exemple).
Fort heureusement, les missions en elles-même sont d’excellentes qualités, et certaines d’entre elles arrivent même à faire évoluer le gameplay dans une direction totalement inédite. Je pense évidemment au niveau du manoir mécanique : chaque activation d’un levier modifie la disposition des pièces et des meubles. Le joueur pourra tout aussi bien suivre le scénario tout tracé qui lui est offert ou profiter d’une rotation du mur de droite pour s’engouffrer dans les rouages de ce manoir pas comme les autres. Une merveille de level design, qui a dû demander un travail de titan quand on voit la méticulosité de chaque élément. L’autre manoir du jeu vous révélera aussi quelques surprises, en manipulant le temps avec des idées extrêmement bien trouvées. Avec tout ça, on regrette presque que la mission finale sombre dans un classicisme presque révoltant, aussi excellente soit-elle. Le plaisir de l’exploration prend toujours le dessus, et les cachettes qui recèlent charmes d’os (pour bénéficier de petites améliorations) et runes (utiles pour gonfler vos pouvoirs) sont toujours un moyen de fouiller un niveau de fond en comble.
C’est véritablement la force de ce Dishonored 2, à l’image de son grand frère. On évolue dans cet univers morceau par morceau, mais tout est fait pour donner la sensation au joueur d’évoluer dans un monde ouvert. Chaque mission possède ses à-côtés, ses petits détails qui donne vie à cet univers et laissent entrevoir d’autres possibilités pour attaquer un niveau sur un angle totalement inédit. Foncer dans le tas sera toujours possible pour le joueur en manque d’action. Même si le jeu propose un joli arsenal (arbalète, grenades, mines) pour se sortir de toutes les situations, on sent que les développeurs ne maîtrisent pas totalement cet aspect du jeu (les combats rapprochés deviennent vite brouillons). Finalement, la présence d’un second personnage jouable est la véritable nouveauté de cette suite. Arkane Studios a choisi la carte de la sécurité en développant son univers passionnant à travers un cadre totalement nouveau tout en renforçant les qualités du titre original. Cela n’empêche pas un manque de finitions à certains endroits, notamment sur quelques éléments qui viennent casser le flow du joueur et sur l’IA qui répond de façon bien trop zélée et étrange par moments. Un garde constatant la disparition de son camarade réagira de la même façon à l’écran que si le joueur s’était fait griller, occasionnant parfois quelques incompréhensions. Le nombre d’éléments cassables et susceptibles d’alerter les gardes sont bien plus nombreux, et les gaffes ne loupent jamais. Vu le temps bien trop long de loading en cas d’erreur, on a tôt fait de pester contre d’éventuelles erreurs, qui sont malheureusement pas toujours de notre fait.
Dishonored 2, sans trop se fouler, parvient à consolider toutes les qualités du premier opus, et en fait l’un des meilleurs jeux d’infiltration du moment, aux côtés du récent Hitman. Vif, jouissif, prenant, ce deuxième épisode ne pêche que par quelques broutilles techniques qui énerveront sans doute ceux qui voudront attaquer directement sur un run no kill/no alert. Le travail artistique dantesque et méticuleux, le level design exemplaire, la liberté totale des missions : tous ces éléments sont réunis une nouvelle fois pour asseoir Arkane Studios aux côtés des grands noms de l’infiltration. Il ne vous reste plus qu’à goûter à la beauté sépulcrale de Karnaca et à plonger corps et âme dans ce petit chef-d’oeuvre.
Dishonored 2
Développeur : Arkane Studios
Éditeur : Bethesda
Prix : 60 euros
Dishonored 2 —Launch Trailer (Official Trailer) par mftgametrailers