
#Critique : Hana-Bi
Avec Memories of Murder, c’est la reprise de l’été. Un polar d’une beauté sidérante, qui ne ressemble à aucun autre. Le chef-d’œuvre de Takeshi Kitano.
C’est en acteur qu’on repère pour la première fois Takeshi Kitano en France, en 1984, dans Furyo, de Nagisa Oshima, aux côtés de David Bowie et Ryuichi Sakamoto. Kitano incarne un maton sadique et rigolard et prononce la réplique culte qui donne au film son titre en V.O. (Merry Christmas Mr Lawrence). Au Japon, les spectateurs sont morts de rire dans les salles, car là-bas, Kitano-san est une star de la télé, un bouffon pétomane, entre Coluche et Hanouna, qui anime jusqu’à six émissions par semaine. « J’étais très déçu et je m’en suis voulu. Ce sont des Occidentaux qui m’ont signifié que j’étais crédible comme comédien dramatique. » Kitano continue pourtant dans le cinéma et en 1989, il passe derrière la caméra pour Violent Cop, un polar rugueux, bercé par la musique de Satie. Pas par désir, juste parce que le metteur en scène prévu, Kinji Fukasaku, ne peut se libérer dans les temps. « Je me suis dit : ″ Bon, pourquoi pas ? ″ J’ai relevé le défi. Cela ne me semblait pas très difficile car j’avais l’habitude des plateaux de télé et j’avais déjà mis en scène certains de mes sketchs. Je l’ai pris comme un simple boulot. » Malgré son emploi du temps de ministre, Takeshi Kitano réalise quasiment un film par an. Mais surtout, il va vite s’affirmer dès son troisième long métrage, A Scene at the Sea (1991), comme un grand formaliste, un immense raconteur d’histoire qui s’intéresse aux yakuzas, aux marginaux, aux déçus du rêve japonais… Il enchaîne les excellents polars Sonatine, présenté à Cannes, et Jugatsu. Des œuvres drôles et désespérées, avec yakuzas autistes, burlesque feutré et violence glacée.
En août 1994, la vie de Takeshi Kitano bascule quand il est victime d’un terrible accident de moto. Tentative de suicide, accident en rentrant de chez sa maîtresse, conduite en état d’ivresse ? Il raconte : « Cette nuit-là, j’étais parti à un rencard, à 3 heures du matin, puis ce fut l’accident. Je me suis écrasé contre une rambarde. On m’a retrouvé si défiguré, le visage si amoché, que, d’après ce qu’on m’a dit, les docteurs avaient conclu que c’était comme si j’avais roulé volontairement, désespérément, vers la mort, comme si j’avais accéléré sans jamais utiliser les freins, comme si je m’étais tiré une balle dans la tête. Je n’en suis plus tout à fait certain, mais un instant avant le choc fatal, j’ai peut-être crié « Go ! » et foncé. Il me semble que je n’avais pas bien attaché mon casque demi-bol. Ma tête a fini encastrée dans l’acier de Tokyo. On m’a récupéré en piteux état. Couvert de sang. La tête en morceaux. Avec de multiples fractures. J’étais totalement défiguré, mon visage à moitié broyé. J’avais la mâchoire brisée et plusieurs fractures crâniennes. Un œil avait été atteint. Je n’étais pas beau à voir… J’ai survécu, mais j’ai gardé de cet accident de nombreuses séquelles. Quand j’ai quitté l’hôpital, j’ai compris que je devais accepter l’idée que la partie droite de mon visage reste à jamais quasi paralysée, qu’il me faudrait vivre avec ce nouveau visage. Au fil des semaines, j’ai réalisé que je n’étais plus le même. »
Suite à ce drame, Kitano réalise en 1996 l’émouvant Kids Return. Et l’année suivante, Hana-Bi. Le bouffon qui se déguise en souris pour balancer des morceaux de viande sur les figurants hystériques de ses shows TV se métamorphose alors en génie du 7e art avec une science du cadrage hallucinante, un art de l’ellipse à faire pâlir Robert Bresson, privilégiant le hors-champ, les plans fixes figés, la scène suivant l’action à l’action elle-même.
Hana-Bi est une histoire de morts-vivants. Dans ce polar existentiel qu’il écrit, produit, monte et réalise, Takeshi Kitano incarne un flic laminé, un mort en sursis. Sa femme est rongée par le cancer, un collègue vient de se faire dessouder par un yakuza, un autre se retrouve cloué sur une chaise roulante. Pour offrir à sa femme une ultime virée amoureuse, pour la voir sourire une dernière fois, l’inspecteur Nishi va se compromettre avec des yakuzas, rectifier quelques nuisibles et braquer une banque.
Dans ce film en liberté, d’une beauté sidérante, Kitano bouleverse la chronologie, emboîte les histoires et le spectateur doit raccorder cette narration-puzzle. Il réinvente le 7e art. Entre deux fusillades hardcore, Kitano filme la mer, les nuages, un regard qui s’éteint… Et surtout, il cadre plein pot ses peintures bariolées : des feux d’artifices, des enfants, de chiens-tournesol ou des chauves-souris à tête d’orchidée. Le polar se métamorphose en un trip poétique, en mélo poétique, avec une mise en scène à la perfection géométrique.
Depuis, Takeshi Kitano a multiplié les apparitions dans les films des autres (récemment Ghost in the Shell où il incarnait le supérieur hiérarchique du Major Scarlett Johansson), les productions (notamment les films du Chinois Jia Zhangke), les réalisations (des films comiques, barrés, des films de samouraïs, de yakuzas…), mais il n’a jamais retrouvé la grâce et le génie d’Hana-bi.
Hana-Bi
Réalisé par Takeshi Kitano
Avec Takeshi Kitano, Kayoko Kishimoto, Ren Osugi.
En salles depuis le 9 août 2017