
#Critique La Forme de l’eau : del Toro en grande forme
Si le film divise (« cherchez l’horreur », écrit Marc Godin pour le Daily Mars), le livre convainc, et plus encore. Le roman des sans-voix et des duos haine/amour, écrit à quatre mains et avec talent par Guillermo del Toro et Daniel Kraus, est publié de bien belle façon par Bragelonne.
L’histoire : Baltimore, années 60. Elisa Esposito est muette, orpheline, femme de ménage au Centre Occam de recherche aérospatiale et amatrice de jolies chaussures (son seul péché mignon). N’étaient deux cicatrices au cou et un sentiment d’être étrangère à ce monde, elle mènerait une vie plutôt tranquille. Jusqu’à ce jour où elle découvre une créature amphibie tenue captive dans la salle F-1 nouvellement ouverte. Une créature tombée entre les griffes de Richard Strickland (aux ordres du général Hoyt) et qui se révèle beaucoup moins « animale » qu’escompté.
Mon avis : Pas facile de traduire un long métrage en roman qui tienne la route. Trop proche, et on a l’impression de lire des sous-titres pour malentendants. Trop éloigné, et le sentiment de trahison se rapproche à grands pas. Le roman rédigé à quatre mains par Guillermo del Toro et Daniel Kraus évite avec maestria tous les écueils et se révèle nettement plus littéraire qu’on aurait pu le craindre. Son parti-pris : coller au plus près des personnages. Leur vie, leurs pensées, leur vision du monde et d’eux-mêmes, l’évolution de leur caractère au fil de l’histoire sourdent ligne après ligne et se précisent jusqu’à la dernière des 376 pages du roman.
Strickland, d’abord. Âme damnée du général Hoyt (qui, s’il hante l’histoire en filigrane, ne s’avance jamais dans la lumière), ce militaire est hanté par les atrocités qu’il a commises en Corée. Par l’Amazonie où, durant des semaines étouffantes et menaçantes, il a fini par capturer la créature, « Deus Brânquia » selon son nom local, « l’atout » dans le vocabulaire délicieusement glacé de l’armée. Strickland est à la fois dégoûté et fasciné par cette période, le sang, l’aliénation et le rabaissement, les humiliations (subies et qu’il fait subir aux autres, car quand on ne parvient pas à s’élever soi, autant diminuer tous les autres).
Dégrader et tuer l’atout devient une question de survie pour lui : « Il cligne des yeux, regarde autour de lui, croit voir des lianes vertes s’insinuer par les grilles d’aération, des pousses vertes poindre des prises électriques. (…) S’il ne met pas un terme à cette expérience, Deus Brânquia gagnera, et toute la ville deviendra une seconde Amazonie. Strickland, sa famille et le reste de Baltimore se retrouveront étranglés à l’intérieur. »
Richard Strickland involue, se transforme quasiment en créature animiste, en « dieu de la jungle » autoproclamé, en lutte contre le « dieu à branchies ». Il perd le contrôle sur son propre corps (les deux doigts arrachés par la créature finiront par pourrir), sa vie d’homme (la télécommande de sa télévision ne lui obéit plus), d’époux (sa femme trouve un travail en secret). À l’inverse, la créature évolue, déploie ses sensations et sa connaissance du monde – en l’occurrence, le monde moderne et l’amour incarné par Elisa.
La Forme de l’eau est le roman des sans-voix au sens propre : l’atout ne parle pas, il communique par les lumières colorées de son corps. Elisa utilise le langage des signes et de la musique pour nouer le contact avec l’être amphibie. Strickland et le scientifique Hoffstetler sont objets entre les mains de supérieurs désincarnés, ils n’ont pas voix au chapitre. Même le général Hoyt ne parle pas : ses paroles ne sont qu’une « censure hurlante » dans le souvenir de Strickland. Un procédé assez amusant matérialise cette affirmation : certains propos de Hoyt sont couverts de noir, comme ces documents classés où des passages sont rendus illisibles au feutre indélébile.
C’est aussi le roman du couple : Elisa et l’atout (couple amoureux), Elisa et le Pr Hoffstetler (qui tentent de comprendre la créature autrement que par la torture et la dissection), Strickland et le général Hoyt. Des duos formés par l’amour et par la haine, dans l’étouffement d’une société qui interdit et exile les « déviants » (Giles Gunderson qui a perdu son boulot à cause de son homosexualité).
La créature, enfin, incarne une figure quasi christique. Sa façon de commander à l’eau (il peut sortir et entrer de la baignoire sans faire le moindre bruit) évoque bien sûr Jésus marchant sur les eaux et provoquant une pêche miraculeuse. Par sa salive, il guérit les plaies et redonne même une seconde jeunesse à un Giles sexagénaire. Mais un Christ qui n’aurait pas oublié d’être un homme. Et s’il communique aussi par le toucher, c’est en toute logique que la scène érotique avec Elisa prend un sens supplémentaire. Voici une créature qui ne parle pas mais qui noue le contact, littéralement, par tous les pores de sa peau.
Juste un mot, en conclusion, pour souligner les belles illustrations intérieures signées James Jean. Une édition très réussie par Bragelonne.
Autour de l’œuvre : Guillermo del Toro a cosigné plusieurs livres. Sa série de romans vampiriques La Lignée, née d’une idée de série télévisée mais qui aura dû passer par la case imprimée avant d’avoir les honneurs du petit écran (The Strain, plutôt moyenne), n’est pas d’un intérêt fabuleux. Cette fois, le mot écrit semble surpasser l’image animée, si l’on en croit la critique du film par Marc Godin.
Daniel Kraus, l’autre auteur de La Forme de l’eau, a publié plusieurs livres très remarqués et primés, parmi lesquels Trollhunters (avec le même del Toro), transformé en série animée par DreamWorks pour Netflix. Il devrait également achever un roman de George A. Romero, pour le moment intitulé The Living Dead (publication prévue à l’automne 2019).
Extrait : « Mais les lumières de la créature s’estompent, et Elisa ne peut imaginer l’eau sans elles. Elle empoigne le bras du tourne-disque et pose l’aiguille…
… Un solo de saxophone se hisse en se tortillant par-dessus les halètements élégants de l’orchestre. Cette fois, Elisa regarde la créature, et non seulement sa lumière éclaire l’eau, mais elle l’électrifie, l’imprègne d’un éclat turquoise qui se reflète sur les murs du laboratoire tel du feu liquide. Les objets physiquement présents autour d’Elisa se volatilisent de sa conscience comme elle se sent harponnée vers le bassin. Les reflets bleuissent sa peau et son sang aussi ; elle le sait instinctivement. D’où que vienne la créature, il n’a jamais entendu de musique comme celle-là, une multitude de mélodies séparées mais tissées en un si joyeux unisson. Autour de lui, l’eau se met à changer – jaune, rose, verte, violette. Habitué à ce que les sons aient une source, il regarde en l’air, lève une main comme pour se saisir d’un des instruments invisibles et l’inspecter, le renifler en quête de magie, le goûter en quête de miracles, avant de le lancer de nouveau dans le ciel pour qu’il continue à voler. »
La Forme de l’eau
Écrit par Guillermo del Toro et Daniel Kraus
Édité par Bragelonne