
#Critique Le Prisonnier : N°6 fait son grand numéro
Ce roman, Le Prisonnier, tiré de la série télé du même nom en 1968, est tout aussi déroutant, riche et fascinant que son matériau originel. Ou comment mêler paranoïa et schizophrénie dans un labyrinthe où l’auteur perd le lecteur à dessein.
L’histoire : Enlevé pendant un voyage en train, le protagoniste se réveille dans un village étrange d’où l’on ne peut vraiment s’enfuir et où chacun semble surveillé par une sorte de Big Brother. Les habitants y sont réduits à un numéro. Le sien ? Numéro 6. Pour le moment.
Mon avis : Adapté d’une série télévisée unique en son genre, ce roman de Thomas Disch est tout aussi déroutant que son matériau originel. Celui-ci, co-créé par son acteur principal Patrick McGoohan, mêlait récit d’espionnage, SF, éléments psychologiques, références culturelles, le tout baigné dans une « inquiétante étrangeté » et une forme de surréalisme qui en firent une série fascinante et séminale.
Le roman de Disch, publié pour la première fois en 1969, retranscrit fidèlement l’aspect labyrinthique de la série britannique. Sa tension, mais aussi sa paranoïa – le héros ne peut jamais faire confiance à la personne qu’il a en face de lui : et s’il s’agissait de Numéro 1, qui semble le chef tyrannique de ce Village qu’on ne peut quitter ?
Le Prisonnier opère comme un retour à la quintessence de la série télé, un resserrement de tout ce qui en faisait une œuvre à part. Il faut cependant accepter une lecture parfois troublée par une structure complexe, des dialogues longs et dont on perd facilement le fil. Mais l’idée est précisément de faire perdre au lecteur ses repères pour qu’il entre dans la peau de Numéro 6, qu’il voie par ses yeux ce Village si étrange, à la fois ultramoderne dans sa surveillance et son contrôle des habitants, et tellement hors du temps. Thomas Disch fait preuve ici d’un art du dialogue impressionnant, et son écriture réunit ces deux dimensions, moderne (quelques expressions assez crues) et intemporelle (un style assez « daté » mais sans aspect péjoratif : il date tout de même des années 60).
Bref, un must pour tout fan de la série diffusée en France dans l’émission Temps X des frères Bogdanoff, de 1983 à 1984, et une curiosité pour tous les autres. Dommage, ceci dit, que de nombreuses coquilles aient traversé les filets des relectures et corrections du texte (il manque des virgules, des espaces, des lettres, des mots çà et là, il y a des problèmes de concordance des temps, etc.). À l’inverse, la couverture est à la fois belle, évocatrice et efficace.
Si vous aimez : les romans schizo-paranoïaques à la Philip K. Dick, mais aussi les romans et films d’espionnage où les agents triples se dédoublent en miroir jusqu’à ne plus savoir qui lutte contre qui. Comme The Ipcress File, un roman de Len Deighton publié au sortir de la Seconde Guerre mondiale et adapté au cinéma en 1965 avec le fabuleux Michael Caine.
Autour du livre : Thomas Disch (1940-2008) est un écrivain américain de science-fiction et poète, notamment. Ses deux œuvres les plus connues sont Génocides (1965) et Camp de Concentration (1968), des explorations de l’avenir plutôt désespérées. Son Prisonnier a été publié pour la première fois en 1969 dans la foulée de la diffusion de la série aux États-Unis (elle l’avait été dès 1967 au Canada et au Royaume-Uni), puis republié sous le titre I Am Not a Number!, l’une des répliques les plus célèbres de la série.
Extrait : « – Philosophie que tout cela, Numéro 2. L’heure de votre coucher doit approcher.
– Philosophie ? Psychologie, plutôt, ou littérature. Mes arguments ne sont pas fondés sur la raison, mais sur la situation particulière dans laquelle vous vous trouvez pour le moment, cherchant, malgré des difficultés croissantes, à sauvegarder à tout prix l’illusion que vous êtes en train de vous évader.
– Si je parviens à sauvegarder cette illusion assez longtemps, elle vaudra la réalité. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est l’évêque Berkeley. J’imagine que les geôliers doivent avoir une connaissance plus intime de la futilité que le plus dégradé des prisonniers. Le prisonnier peut toujours se réfugier dans la conscience de l’injustice qui lui est faite et, pour lui, il existe toujours au moins des fantasmes de liberté. Mais le geôlier est condamné à la prison à vie car il s’identifie à cette prison. Ses prisonniers pourraient s’évader jusqu’au dernier, il n’en demeurerait pas moins geôlier de sa prison, prisonnier d’une tautologie. Tout ce qu’il peut espérer de mieux, c’est de rendre sa prison parfaite – c’est-à-dire d’y rendre toute évasion impossible –, mais les fers qu’il forge ainsi enserrent ses propres poignets. Non, décidément, si c’est question de futilité, je choisis à tout coup d’être prisonnier. »
Le Prisonnier
Écrit par Thomas Disch
Édité par Mnémos