
#Critique Ma’ Rosa : le brillant Mendoza
Dans l’enfer de Manille, une famille de pauvres est confrontée à des flics ripoux. Survie, corruption et mort : un stupéfiant voyage au bout de la nuit signé Brillante Mendoza.
« Aux Philippines, les gens vont au cinéma pour se divertir, pour oublier leur vie, pas pour voir leur vie telle qu’elle est. Mes films ne ressemblent pas à Avatar, donc, on s’en fout. Et comme ils ne touchent qu’un public très restreint, je peux tourner ce que je veux. »
Comme la plupart des films du cinéaste philippin Brillante Mendoza, Ma’ Rosa est donc une œuvre en liberté. Sur fond de trafics de drogue, il décrit la misère qui règne dans les ghettos, la lutte pour la (sur)vie et l’emprise de la corruption à Manille. Grâce à sa mise en scène immersive, hypnotique, Mendoza, comme dans l’extraordinaire Kinatay ou Lola, plonge son spectateur au cœur de l’action, dans le septième cercle de l’enfer.
Le pitch de Ma’ Rosa est d’une simplicité biblique. Dans un bidonville de Manille, une famille – Rosa, la mère, son junkie de mari et leurs quatre enfants – s’entasse dans une échoppe misérable. Rosa vend des bonbons, mais aussi des amphétamines planquées dans des paquets de cigarettes pour tenter de survivre, échapper à la misère. Suite à une descente de police, Rosa et son mari sont embarqués au commissariat, où une bande de flics ripoux leur propose un deal : une très lourde peine de prison ou leur libération contre 200 000 pesos (soit deux fois le salaire annuel moyen du pays). Les parents vont tenter de négocier en balançant leur fournisseur, et les enfants vont partir au bout de la nuit et tenter de récupérer du cash par tous les moyens (suppliques à la famille, prêt sur gages, prostitution…). Un long cauchemar poisseux commence…
Mais ce cauchemar, c’est la réalité des Philippines. De fait, Ma’ Rosa est inspiré d’un fait réel, survenu en 2012. « Aux Philippines, les tribunaux sont fermés le week-end. Les policiers ont donc tout intérêt à arrêter les trafiquants le vendredi soir car cela leur laisse 48 heures pour négocier et éventuellement remettre les trafiquants en liberté contre de l’argent… La situation misérable de cette femme est celle de 80 % de la population philippine. Je raconte le pays tout entier à travers elle. » Mendoza raconte donc une ville rongée par la pauvreté, gangrenée par la violence, une Manille qui devient un des personnages principaux de son film, un labyrinthe de crasse, d’ordure et de boue, où toute une population se vole et se soutient, s’aime et s’affronte. Mendoza ne donne pas de leçons, ne juge pas, il donne à voir. Et fait ressentir, au profond de vos tripes, ce que cela signifie d’être pauvre. À côté de la famille en lambeau de Rosa, Daniel Blake, le chômeur malade de Ken Loach, ressemble à un gagnant du loto.
Au niveau de la forme, Ma’ Rosa s’apparente à un doc cold school, avec ses images sales, tremblées. Le film fonctionne comme un thriller, une expérience immersive, avec l’urgence d’un film des frères Dardenne (je pense à Rosetta) et une réminiscence du néo-réalisme italien (impossible de ne pas penser au Voleur de bicyclette). Le film a été tourné avec trois caméras à l’épaule en une dizaine de jours, sans que les acteurs ne sachent où étaient les caméras. « Je tourne très vite : j’ai fait Kinatay en 12 jours, Lola en 11 jours. Je n’ai jamais tourné plus de 15 jours, avec une équipe très légère d’une dizaine de personnes. Mes scénarios sont très structurés, mais j’improvise beaucoup sur le set. D’ailleurs, je ne donne jamais le scénario à mes acteurs. L’acteur ne doit pas savoir ce qu’il va arriver à son personnage. Il y a trois caméras numériques sur le set et je laisse tourner. J’essaie simplement de filmer la vie. »
Ma’ Rosa est un drôle d’objet. L’image est souvent floue, couleur pisse, les plans agités (on jurerait que les caméramans étaient ou saouls ou épileptiques, et peut-être même les deux), les personnages pas toujours cadrés, alors que Brillante Mendoza, ancien publicitaire, peut ciseler des plans séquences ahurissants, comme dans le somptueux Serbis ou Kinatay, lauréat du Prix de la mise en scène à Cannes. Pourtant, malgré cette forme heurtée, il y a plus de cinéma dans Ma’ Rosa que dans 95% des films en salles. Comment est-ce possible ? Avec cette forme, que je pourrais qualifier d’impure, et un espace sonore saturé, Mendoza dégage l’énergie d’un réacteur nucléaire. Avec ses artifices, il crée la vie, génère une tension hallucinante et la saleté du rendu accentue l’effet de réel.
Il filme un cauchemar poisseux, la crasse, la peur, la violence, les rues grouillantes, la mort qui rôde, l’urgence. Les personnages pleurent, hurlent, saignent, courent, implorent. Mendoza accélère, accélère encore et toujours, génère un sentiment d’urgence, produit de la vérité 24 fois par seconde. On est au plus près des corps, au plus près des âmes, puis dans ce commissariat crasseux, avec ces flics qui massacrent un dealer avant de rançonner sa compagne, avec ses enfants prêts à tout pour un peu d’argent.
On en sort abattu, mortifié, crucifié.
Ma’ Rosa
Réalisé par Brillante Mendoza
Avec Jaclyn Jose, Julio Diaz…
Sortie le 30 novembre 2016