Prisonnier du temps (critique de Prisoners, de Denis Villeneuve)

Prisonnier du temps (critique de Prisoners, de Denis Villeneuve)

Note de l'auteur

Attention cet article est susceptible de comporter deux ou trois petits spoilers de rien du tout.

Devant la recrudescence des films de 2h30 à 3h – les Place Beyond the Pines, The Master, La Vie d’Adèle, Lincoln, et autres Hobbit – une double question s’impose : y aurait-il comme une mode et, si oui, cette durée qu’on ne s’explique pas toujours très bien au regard des sujets traités serait-elle, par hasard, à porter au crédit d’un âge d’or des séries télé que nous vivrions encore actuellement ?

Ce n’est pas à toi lecteur de Daily Mars que je vais l’apprendre, la consommation de séries se fait souvent à un rythme marathonien qui habitue très vite le spectateur à se goinfrer de saisons entières en un temps record. Mais la quantité ne suffit pas à créer l’appétit. Il faut pouvoir se les enfiler, ces heures de fiction. Pour que ça rentre, il faut que ce soit adapté. Oui je parle toujours de cinéma, de ces films dont la durée s’approche de celle d’une mini-série et plus précisément de la structure de leurs scénarios. C’est par là que Prisoners pèche.

Deux fillettes sont enlevées par un maniaque la veille de Thanksgiving, dans une suburb déprimante du nord des Etats-Unis. Les familles sont effondrées, la police rame et le papa un peu bourru de l’une des gamines décide de mener sa propre enquête. Un sujet sans grande originalité donc, d’où émerge un traitement qui dresse le portrait d’une Amérique où c’est pas facile tous les jours quand on a une famille, des dettes et qu’en plus on vous kidnappe vos enfants.

Ce que c’est dur de penser ! (Jake Gyllenhaal)

Attention, Prisoners n’est pas un mauvais film, ses qualités sont indéniables. Aidé par la photo de Roger Deakins, le québécois Denis Villeneuve installe une atmosphère lugubre, à l’humidité glacée et pénétrante. Sobrement, il parvient à créer une menace palpable en usant avec parcimonie du travelling lent, un peu comme si le fantôme de Michael Myers planait au-dessus de la petite ville. Quant à l’interprétation, elle est étonnante et c’était pas gagné ! Hugh Jackman, le pire acteur hollywoodien après Jake Gyllenhaal, s’en tire bien en père contesté dans son rôle de chef de famille protecteur. Et quoi de mieux que l’apathie proverbiale de Gyllenhaal, justement, pour traduire l’impuissance d’une police aussi démunie face aux mystères des tréfonds de l’âme humaine que pénalisée par la lourdeur d’une hiérarchie carburant au whisky et à l’incompétence ?

Dis-moi où est ma fille sinon je te fais mal.
(Hugh Jackman)

Quand même, ce flic n’est pas très futé ! C’est n’est pas de sa faute, il a affaire à un scénario qui ne veut pas admettre que ses 2h40 ne sont pas nécessaires pour boucler son sujet. En gardant une structure si conventionnelle sur une telle durée, Prisoners a beaucoup de mal à éviter que le spectateur anticipe son intrigue au point d’attendre la fin avec impatience. Et ce n’est pas une inutile course contre la mort en guise de climax qui pourra relancer l’intérêt. Jusqu’au milieu du dernier acte, soit à environ vingt minutes de la fin du film, le spectateur n’en sait pas plus sur l’avancement de l’enquête que l’enquêteur lui-même. Dès le départ surlignés sans une once de finesse (cette histoire de labyrinthe), les indices sautent aux yeux du fin limier autant qu’aux nôtres et pourtant… il ne les voit pas ! Tous les ressorts sont si lisibles qu’à aucun moment Denis Villeneuve, qui pour la première fois n’est pas l’auteur du scénario de son film, ne parvient à retrouver la construction faussement aléatoire qui s’agglomérait avec une fascinante cohérence dans Incendies, son précédent film, construction qu’il cherche ici en vain.

On est bien loin du trouble de Zodiac ou du Silence des agneaux, références auxquelles la promo du film semble s’accrocher sous prétexte qu’il y est question de serial killer. Une narration moins formatée aurait sans doute aidé à atteindre de tels niveaux sur une telle durée, ou tout simplement à faire un meilleur film. Cette question du temps du récit et de sa structure sérielle est donc susceptible d’apporter le meilleur comme le pire au cinéma, tous genres confondus. Mais pour un Cloud Atlas, soap grande classe qui pratique le zapping spatiotemporel avec brio, combien de Prisoners devra-t-on encore supporter ?

En salles depuis le 9 octobre.

2013. Etats-Unis. 2h35. Réalisé par Denis Villeneuve. Avec Hugh Jackman, Jake Gyllenhaal, Viola Davis, Maria Bello, Terrence Howard…

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