
Quand les masques ne tombent pas (Watchmen / HBO)
Si un autre critique du Daily Mars n’a pas du tout adhéré au Watchmen de Damon Lindelof, ce n’est pas le cas de tous. Ici, l’avis opposé voit plutôt dans cette série une œuvre prouvant une nouvelle fois la maîtrise de Lindelof sur l’écriture et le rôle de showrunner. Retour sur une saison ambitieuse et satisfaisante, cousue méticuleusement par un Lindelof au sommet de sa forme.
Watchmen, c’est avant tout une série qui puise son récit dans la société qui l’entoure. De la même façon que les comics — se déroulant en 1985 — illustraient les tourments de la société américaine de l’époque, Watchmen en 2019 réfléchit à l’Amérique d’aujourd’hui : une nation qui, entre l’élection de Donald Trump à la présidence et la résurgence des suprémacistes blancs, semble de plus en plus régresser et se replier sur des principes datés. L’une des thématiques centrales de cette saison de Watchmen est donc la question de la race. Le Massacre de Tulsa survenu en 1921 ouvre la série et nous annonce ce thème d’une manière des plus directes.
La tragédie de Tulsa fait aussi écho à celle du 2 novembre 1985 dans l’univers de Watchmen et établit un autre thème largement exploré dans la série : le traumatisme et sa capacité à être transmis. Les personnages sont presque tous hantés par un traumatisme du passé, que cela soit Looking Glass (Tim Blake Nelson) et son expérience lors du 2 novembre, Will Reeves (Louis Gossett Jr.) et ses multiples expériences traumatiques, ou encore Angela Abar (Regina King) et la perte de ses parents ainsi que l’héritage du passé de son grand-père. Car dans le Watchmen de Lindelof, le traumatisme causé par le racisme parcours les générations et de ce fait il est reconnu. Il est évoqué que des « réparations » ont été mises en place par le président Robert Redford pour les personnes ayant survécu ou étant des descendants du massacre de Tulsa. On observe alors que, contrairement au monde réel où l’élection de Trump a libéré les suprémacistes de l’obligation de porter un costume blanc, la reconnaissance du traumatisme dans Watchmen pousse les extrémistes à porter des masques et à se plaindre qu’ils ne peuvent même plus être racistes en paix. La série dénonce un monde dans lequel le racisme n’a même plus à se faire discret en nous présentant un univers où le port du masque affecte tout le monde, que cela soit la police, la Septième Kavalerie ou encore Dr. Manhattan. Le masque protège son porteur contre une attaque sur sa personne, que ce dernier soit un héros ou non, mais il témoigne aussi d’un monde où les êtres masqués ont des difficultés avec leur identité.
Si Watchmen traite du traumatisme et de sa transmission, la nostalgie d’un temps révolu est également au centre de la narration. Ainsi, le Sénateur Keene (James Wolk) convoite les pouvoirs de Dr. Manhattan afin de rétablir une époque où l’homme blanc domine sans peur d’exposer son idéologie, et où il n’a pas à demander pardon pour des crimes ayant pour lui prescription. Il y a ceux qui sont nostalgiques, ceux qui expérimentent le passé d’autrui via une drogue appelée Nostalgie (le cas d’Angela avec les souvenirs de son grand-père dans l’épisode 6) et ceux qui puisent dans le passé une inspiration pour l’avenir comme c’est le cas de Lady Trieu (Hong Chau), qui ne peut s’empêcher de vouloir impressionner Adrien Veidt (Jeremy Irons) et lui prouver qu’elle est la digne héritière de son génie.
Le Watchmen de Lindelof n’est cependant pas seulement une série explorant de nombreuses thématiques, c’est aussi l’occasion d’explorer le parcours de certains personnages du comics d’origine et de voir ce que les événements du 2 novembre ont fait d’eux. En tête de gondole il y a Dr. Manhattan qui, après avoir créé une nouvelle forme de vie, s’est lassé de son projet et est revenu sur Terre où il est à nouveau tombé amoureux. En l’espace de seulement un épisode, Lindelof et son équipe construisent la relation entre Angela et Calvin/Dr. Manhattan (Yahya Abdul-Mateen II) de mains de maîtres et influent dans la série une poussée d’émotion des plus poignantes. On ressent là les échos de Lost ou encore The Leftovers où déjà, derrière les apparences complexes de l’intrigue, Lindelof écrivait des personnages abîmés trouvant l’amour auprès de personnes aux cicatrices similaires. Watchmen ne fait pas exception à la règle et il y a dans l’histoire d’Angela et Manhattan quelque chose de profondément touchant et tragique.
Laurie Blake (Jean Smart), quant à elle, est l’ancien amour de Dr. Manhattan, et un autre personnage issu des comics au parcours complexe. Elle n’est plus Laurie Juspeczyk car elle a pris le nom de son père, le Comédien. L’agent Blake travaille maintenant pour le FBI et est en charge de mettre derrière les barreaux ceux qui se prennent pour des vigilantes. Mais il ne s’agit pas pour la série de nous dire ce que Laurie a fait de ces 30 dernières années, mais plutôt de nous montrer qui elle est maintenant, à savoir une personne seule qui espère toujours revoir Dr. Manhattan et qui ne s’est jamais vraiment pardonnée d’avoir laissé Ozymandias tranquille après les évènements du 2 novembre 85. Adrian Veidt (aka Ozymandias) est d’ailleurs lui aussi de la partie dans cette saison, enfermé dans une utopie qui ne parvient pas à le satisfaire et reprochant à l’humanité de n’avoir jamais su qu’il l’avait sauvé d’une certaine fin du monde. Veidt et Blake ont des parcours similaires dans cette suite/hommage à Watchmen : ils sont tous deux pleins de regrets et d’amertume, et tous deux ont des comptes à régler.
Dans leur version de Watchmen, Damon Lindelof et ses scénaristes ont réussi à créer un nouveau souffle à l’univers d’Alan Moore et Dave Gibbons, en faisant ainsi une œuvre qui a parfaitement sa place en 2019. Ils soulèvent des questions pertinentes au sujet de la société américaine d’aujourd’hui tout en explorant sous un nouvel angle des thématiques déjà évoquées dans les comics. La distribution de la série est parfaite, et la mise en scène colle bien à l’univers de Watchmen (mention spéciale d’ailleurs aux transitions souvent très ingénieuses utilisées sur ces 9 épisodes). Une collection d’œufs de Pâques est distillée aussi bien pour amuser les fans que pour inciter le spectateur à assembler le puzzle que constitue cette saison. Les épisodes 6 (This Extraordinary Being) et 8 (A God Walks into Abar) sortent du lot comme étant les plus aboutis et percutants de la série.
Watchmen est un bal masqué dans lequel il est dit et redit que le masque est une menace. Pour Adrian Veidt, le masque rend les hommes cruels, alors que pour Will Reeves on ne peut pas vivre caché derrière un masque parce que « les blessures ont besoin d’air. » Un masque cache la douleur de celui qui le porte et sa colère, qui est, elle, bien souvent nourrie par la peur. Pour Will, Angela doit se libérer de son masque pour pouvoir se remettre de ses peines. La série se termine d’ailleurs pour elle sur une image forte alors qu’elle s’apprête à essayer de marcher sur l’eau pour voir si elle a hérité des pouvoirs de Dr. Manhattan. Le spectateur n’obtient pas de réponse définitive à cette question mais peut-être que cette image n’est pas si ambigüe que cela. Si l’on assemble toutes les pièces du puzzle Watchmen, il semble évident que Dieu existe et qu’elle est une femme noire*.
WATCHMEN (HBO) Saison en 9 épisodes
diffusés en France sur OCS à partir du 21 octobre 2019
Série créée par Damon Lindelof
Épisodes écrits par Damon Lindelof, Nick Cuse, Lila Byock, Christal Henry, Carly Wray, Cord Jefferson, Stacy Osei-Kuffour, Claire Kiechel et Jeff Jensen
D’après le comics d’Alan Moore et Dave Gibbons
Épisodes réalisés par Nicole Kassell, Stephen Williams, Andrij Parekh, Steph Green, David Semel et Frederick E.O. Toye
Avec Regina King, Don Johnson, Jean Smart, Tim Blake Nelson, Hong Chau, Louis Gossett Jr., Sara Vickers, Jeremy Irons, etc.
*“The most disrespected person in America is the black woman. The most unprotected person in America is the black woman. The most neglected person in America is the black woman.” – Malcolm X, 1962.