
CSI entre dans L’immortalité
Quinze saisons. 335 épisodes. Trois séries dérivées (CSI Miami, CSI New York, CSI Cyber). L’univers résumé en trois chiffres qui démontrent la valeur marchande de CSI. Une marque qui s’est déclinée et a remporté un succès colossal dans de nombreux pays, jusqu’à être le fossoyeur de la fiction maison de TF1 et également celui du célèbre film du dimanche soir. Le 4 mars 2015 fut célébré le World CSI Day quand elle battit le record de la série la plus simultanément diffusée dans le monde (171 pays), record précédemment tenu par Doctor Who et son « special 50th Anniversary », diffusé dans 98 pays en novembre 2013. CSI, c’est également une exposition-expérience à Las Vegas, où le public se voit attribuer une scène de crime à analyser ; le cauchemar des procureurs avec le CSI Effect (les jurés réclamaient de plus en plus de preuves scientifiques pour établir leur verdict) et surtout, une œuvre visionnaire qui a façonné la fiction policière américaine pendant une dizaine d’années.
CSI, en plus des trois spin-offs, a enfanté une longue descendance plus ou moins officieuse. L’effrontée NCIS qui a remplacé la série sur la première marche du podium des audiences et a, elle-même, donné naissance à deux autres séries (NCIS Los Angeles, NCIS New Orleans) ; Bones, Criminal Minds, Without a Trace (FBI : Portés disparus), Cold Case ou encore House. Et de voir, avec cette dernière, que CSI et Grissom ont anticipé le retour de Sherlock Holmes sur le devant de la scène (à la télévision comme au cinéma). Rarement une série aura, à ce point, instauré un style (visuel, narratif) qui n’allait pas seulement être tendance, mais la nouvelle norme, avant de s’éteindre progressivement au fil des ans pour ne jamais être remplacée (aucune série, aujourd’hui, peut prétendre à ce statut).
CSI, pendant ses dix premières saisons, aligne des chiffres d’audience qui oscillent entre 13,5 millions (saison 10) et 28,3 millions (saison 5). Une série qui a débuté le vendredi 6 octobre 2000 sur CBS, derrière Le Fugitif et qui a réalisé une moyenne de 18,7 millions de téléspectateurs. Quand Anthony E. Zuicker écrit, seul, le pilote, il souhaite briser les règles de la télévision, mettre un coup de pied dans la fourmilière du genre policier, qui ronronne depuis quelques années. Son éclair de génie : l’utilisation de la branche scientifique de la police (après avoir vu un documentaire sur Discovery Channel). Celui qui fut, avant la création de la série, un tram-opérateur pour un hôtel de Las Vegas vient de révolutionner le crime drama. La suite appartient à l’histoire, un pitch refusé par ABC, puis proposé aux autres networks. Et c’est CBS qui misera sur le projet produit par Jerry Bruckheimer, alors que la chaîne hésitait avec une autre série policière (avec Tony Danza). Il faudra l’enthousiasme de Zuicker, les mots de Jonathan Littman et la clairvoyance de Nina Tassler (alors vice-présidente du département de développement des drama de CBS) pour que Leslie Moonves accorde son sésame. On raconte que Phil Rosenthal (Everybody Loves Raymond) aurait eu le dernier mot pour convaincre Moonves après avoir vu les deux pilotes en compétition. Ainsi s’est jouée une franchise à un milliard de dollars et une place de numéro un pour le network.
Petit à petit, la série a perdu de son éclat. Elle n’a jamais réellement réussi à combler le vide laissé par le départ de William Petersen (milieu de saison 9). Et s’éteint aujourd’hui, devant 12 millions de téléspectateurs. Un final organisé par CBS après l’annulation de la série au terme de sa quinzième saison, un double épisode pour une conclusion que l’on imaginait grandiose, à l’image de la série et de son importance. Ce sera pourtant par la petite porte que partira CSI, avec un dernier téléfilm sage et peu ambitieux (en apparence). Le dernier « two hours special » date de la fin de la cinquième saison (5×24, 5×25 : Grave Danger) et avait pour réalisateur invité : Quentin Tarantino. Un double épisode événement, intense, remarquable dans sa gestion dramatique et miraculeux par son osmose de deux identités que l’on n’imaginait pas solubles.
Mettant en scène l’enlèvement de Nick et son sauvetage alors qu’il est enterré vivant, l’épisode, coécrit par Zuicker et Tarantino, atteint une intensité et un dénouement digne d’une fin de série. Le réalisateur de Pulp Fiction s’est ainsi dilué dans l’ambiance de CSI, tout en imposant sa patte personnelle. Dans la writer’s room, cela s’est soldé par son enthousiasme légendaire quand il s’est amusé à déconstruire littéralement l’histoire pitchée par Zuicker. Tarantino ne fut pas l’unique invité de la série. William Friedkin a également réalisé deux épisodes (8×09 : Cockroaches et le 200ème, 9×18 : Mascara). On pourrait citer également Jerry Stahl au rayon des convives ; l’auteur de Permanent Midnight (le livre), du scénario de Bad Boys 2, a écrit de nombreux épisodes. Côté apparitions, la série a accueilli aussi bien John Mayers, Justin Bieber que Black Sabbath.
Immortality refuse le sensationnalisme de Grave Danger. L’événement repose sur le retour de Gil Grissom (et ceux de Catherine Willows (Marg Helgenberger) et Jim Brass (Paul Guilfoyle)) et un triangle amoureux entre Sarah Sidle (Jorja Fox) et Lady Heather (Melinda Clarke). Un choix étonnant pour une série qui a bâti sa réputation sur l’absence volontaire de développement personnel. La vie privée des membres du laboratoire scientifique est inexistante, au moins pendant les premières saisons. Et quand des éléments font leur apparition (la surdité de Grissom, l’ex-mari de Catherine, l’addiction au jeu de Warrick), ils sont rapidement balayés. Dans CSI, les personnages sont les outils d’une histoire qui se recompose par la science, réel premier rôle de la série (avec Las Vegas). Ce véritable leitmotiv, « vie privée bannie », a participé à la réussite de la série, par sa façon d’effacer des notions de chronologie qui auraient pu freiner un spectateur à prendre le train en marche.
CSI est un concept à la mécanique précise et sans défauts. Tout est réalisé pour rendre l’objet fascinant, attractif à l’emballage et sur lequel le temps glisse. Si Zuicker a apporté l’idée, il peut remercier Jerry Bruckheimer pour son œil avisé quand il s’agit de vendre un objet au public. Nous retrouvons dans l’esthétique de CSI, la panoplie parfaite des productions du monsieur au cinéma, notamment les premiers films de Michael Bay : importance des filtres, couleurs saturées, montage clipesque, utilisation importante de la musique. Des éléments que l’on retrouve dès le pilote réalisé par Danny Cannon (Judge Dredd, Souviens-toi l’été dernier 2, avant d’être un habitué des séries du producteur).
Immortality prend ainsi le contre-pied de la série, en faisant d’un trio de personnages le centre de l’attention et les émotions, l’enjeu de l’épisode. Anthony E. Zuicker avait d’abord refusé cette idée. Dans une interview donnée à Deadline, il explique que cette perspective s’est précisée, quand il s’est rendu compte de l’importance du couple Grisson/Sarah et que Lady Heather était finalement l’obstacle principal à leur union. A partir de là, il s’est mis dans une position opposée à l’époque de la rédaction du pilote. A la pose des bases de sa révolution, il a effectué un virage à 180° et décidé d’écrire un épisode old-school, classique, où la science aurait une part négligeable. Etrange de célébrer ainsi son dernier tour de piste par tout ce à quoi la série s’est opposée. On saisit mieux l’impression d’assister à un épisode banal, manquant d’identité. Et on comprend que cette option répond davantage à une envie du public (la réunion du couple vedette) qu’une réelle proposition de Zuicker.
Et pourtant, derrière l’amère déception, derrière ce relent d’opportunisme, Immortality réussit à tamiser ce revers en transformant une position de vendu en un geste radical. Célébrer l’amour dans CSI, c’est soudainement privilégier l’irrationnel à une série qui s’est construite sur la valeur absolue de la science ; c’est faire entrer de l’émotion dans un univers aseptisé. En réduisant la commémoration à deux personnages, on peut ressentir une légère frustration mais les grandes histoires de CSI se sont souvent concentrées sur un ou deux membres de l’équipe. Grissom et Sarah, c’est une alchimie complexe entre deux personnages, au même titre que sur les plateaux. L’entente entre les deux comédiens n’a pas été immédiate comme le confesse Jorja Fox lors du Paleyfest. Pendant six mois, l’acteur la rendait folle avant qu’elle ne se fasse une raison. Pour William Petersen, le plaisir de jeu était évident, au point de voir un parallèle entre le moment où Sarah captive Grisson et celui où la chimie entre les deux acteurs opère. En mettant l’enjeu de son final sur leur relation, Zuicker réécrit la mythologie de la série et replace l’humain sur la carte. Et prouve, ainsi, que le commandement qui interdit tout développement des personnages ne pouvait tenir sur la longueur.
Les auteurs ont pu s’en défaire, le formula show pourrait le bannir, mais la série a évolué selon un rythme clapoté. La notion de progression est une notion un peu abstraite. Ligne temporelle floue, répétitivité du procédé, le personnage est souvent un instrument au service du concept, prisonnier d’une mécanique en mouvement perpétuel. Mais la répétition sur le long terme laisse entrevoir des évolutions marquées. C’est particulièrement frappant dans CSI avec le personnage de Grissom. Au départ, l’homme possède une bonhomie, un côté espiègle qui traduit une légère misanthropie, appuyée par sa qualité d’entomologiste. Cette impression va évoluer lentement, avec des traces presque imperceptibles, jusqu’à devenir frappant en saison 8 et 9. Totalement apathique, presque refermé sur son érudition, il a perdu cette aura qui le caractérisait. Comme si le personnage était passé de la couleur au noir et blanc par une désaturation progressive. C’est symptomatique du formula show : un genre qui réfute une temporalité précise par la répétition de son procédé mais qui n’échappe pas au mouvement de la pendule. Cela passe par un changement physique (les acteurs vieillissent) et de l’écriture du personnage (consciemment ou non). A ce titre, l’évolution du personnage de formula show répond au même principe que celui du soap. Une course d’endurance qui permet sinon l’identification, l’association. Une façon de vieillir en même temps que la série et donc d’accompagner les personnages. On touche là encore à l’un des principes élémentaires de la série. Et par extension, la suite d’épisodes bouclés s’accordent sur un rythme de croisière que l’on associe plus à l’écoulement classique d’une existence que la frénésie des séries feuilletonnantes (exception du soap).
Ce marqueur de temps qui passe s’exprime dans une séquence, peut-être la plus belle de CSI. Elle a lieu au début de l’épisode. Grissom revient au laboratoire de la police scientifique de Las Vegas, jette un œil circulaire à un endroit qu’il a bien connu et ne semble plus reconnaître. L’endroit n’a pas changé. Les murs ont été témoins de drames comme de moments heureux, et pourtant, ces murs ne sont plus tout à fait les mêmes. A ce moment-là, nous voyons l’épisode à travers les yeux de Grissom et comprenons à quel point la série a changé. C’est un constat nostalgique et l’ex CSI en est le témoin. La série que nous avons tant aimée, celle qui a révolutionné le genre policier, est devenue étrangère, inconnue, s’est noyée dans le paysage. Un peu avant cette séquence, Grissom délivrait la sentence à travers une punch line dont il a le secret « Looks like somebody jumped a shark » (l’expression jump the shark correspond au moment où la qualité d’une série baisse). Cette soudaine prise de conscience donne l’impression d’un retour à la maison, d’un cercle qui se boucle. Un sentiment d’accomplissement se distingue et l’on comprend combien Grissom manquait à la série, par sa seule présence dans les lieux qui l’ont révélé. Ce thème de retour sera également l’objet d’une expérience scientifique, la seule pour ainsi dire, avec des abeilles. Où l’objet est moins de retrouver les traces du coupable que l’on a tous reconnu au premier coup d’œil, que celui de rapprocher définitivement le couple vedette. Immortality joue la même carte que X Files : I Want to Believe, celle d’être une histoire d’amour.
Les dernières images resteront parfaitement anecdotiques. Un happy end de conte, caricatural sur lequel ne s’imprime aucune émotion. Dommage de rater ainsi sa sortie, sur quelque chose de parfaitement banal et prévisible. S’il ne reste, aujourd’hui, plus beaucoup de traces de CSI à la télévision américaine, demeure néanmoins un dernier spin-off, CSI Cyber, seule représentante de la franchise. Une position un peu étrange pour une série qui n’a pas convaincu dans sa première saison et qui bénéficie d’une redistribution des cartes pour sa seconde année. Comme une transmission de témoins, DB Russel (Ted Danson) se retrouve catapulter dans la série de Patricia Arquette. Et étrangement, il apporte une soudaine stabilité à une série qui en manquait cruellement. On comprend mieux pourquoi le personnage faisait cavalier seul dans le series finale et jouait à décrypter une vidéo trafiquée numériquement. Une façon d’annoncer son travail à venir dans CSI Cyber. Russel possède une légère excentricité qui pourrait rappeler Grissom dans un style un peu différent. Sa venue risque de décontracter une série un peu rigide et qui a bien du mal à faire valoir le sigle dans son titre.
La page de l’ère CSI était déjà tournée mais le livre s’est définitivement refermé. Peut-être l’occasion de revoir la série depuis ses débuts et reconnaître l’audace et l’importance qu’elle a pu avoir à l’aube des années 2000. Elle a participé au mouvement qui a placé la série au centre d’une nouvelle attention. L’histoire retiendra peut-être trop facilement les séries du câble ou des objets plus ostentatoires (24, Lost,…). CSI restera une œuvre fascinante, intelligente, qui a posé un regard novateur sur un genre que l’on pensait exsangue. L’une des séries les plus importantes de la première décennie du millénaire, c’est en ces termes qu’il faut se rappeler de CSI.
Excellent article plein d’une nostalgie fatiguée. On sent votre amour de la série, monsieur Guillaume Nicolas et peut-être un peu de déception tendre. Belle plume en tout cas ! Merci pour cet hommage.