
Cthulhu Metal : de Black Sabbath à Morbid Angel, l’ombre de Lovecraft
Lovecraft est-il soluble dans le metal ? L’alliage, en tout cas, s’avère des plus convaincants, si l’on en croit cette somme impressionnante consacrée à l’influence du Maître de Providence sur les groupes hard rock et autres black metal, en passant par le psyché, le prog et le punk. Soit près de 150 groupes touchés de près ou de loin par l’ombre du Chaos rampant. À lire en route vers le Hellfest, qui se tient du 21 au 23 juin à Clisson.
Le livre : On ne présente décidément plus Howard Phillips Lovecraft, et c’est heureux. L’actualité éditorial qui l’entoure est plus brûlante que jamais, peu de temps après la publication d’une biographie fondamentale chez ActuSF (sans oublier des guides et des hommages çà et là) et à la veille de la retraduction intégrale de son œuvre par Mnémos. Son imaginaire n’a cessé d’inspirer des générations d’écrivains, de cinéastes, de créateurs de jeux et d’artistes. Le metal serait-il le genre musical capable de traduire ses atmosphères, ses visions en musique ?
Mon avis : Je dois bien avouer que je ne l’avais pas vu venir, celui-ci. Ce qui frappe d’emblée, c’est évidemment sa très belle couverture signée Arnaud Demaegd, traducteur et illustrateur. Avec son Cthulhu sur octogramme, entouré (en noir sur noir) des noms d’une flopée de divinités lovecraftiennes, surmontant les noms de HPL et de l’auteur du présent ouvrage, Sébastien Baert, à égalité au-dessus d’un titre d’une belle couleur argentée, Cthulhu Metal. Un titre à la brièveté des plus efficaces et créant, ici aussi, une forme d’égalité entre ses termes.
Toujours au rayon illu, celle qui orne les débuts de chapitre est encore plus réussie, avec son Cthulhu tentaculaire croisant deux Gibson Flying V. Citons encore le cahier central de 16 pages en couleur présentant des pochettes de disque emblématiques de l’influence du Maître de Providence sur la musique metal.
Excellente idée que de recenser ladite influence, d’ailleurs ! Sébastien Baert va au fond (tout au fond) de sa démarche, détaillant avec un luxe – voire une luxure – de détails, sur 432 pages, tous ces groupes, ces albums, ces chansons arborant des motifs de près ou de loin lovecraftiens. Avec force citations (en anglais et leurs traductions). Et un sentiment de complétude assez considérable.
Lovecraft et la musique : un moyen de faire fuir l’indicible
Mais d’abord, quel rapport H. P. Lovecraft entretenait-il avec le médium musique ? Une bonne indication est donnée par une lettre envoyée à August Derleth en 1930 :
En matière de musique, je t’exaspérerais, car je n’ai vraiment pas le moindre goût pour cet art. Je n’y connais absolument rien, et je l’admets avec franchise. On dirait, en ce qui concerne l’esthétisme, que je me trouve hors de portée de toute émotion quand il s’exprime autrement que par des canaux visuels. Chaque fois que je me surprends à apprécier de la musique, c’est purement par association, et jamais de manière intrinsèque. »
De fait, seules deux nouvelles de Lovecraft exploitent directement les possibilités narratives de la musique : La Musique d’Erich Zann, au titre très direct, et La Quête d’Iranon. Ceci étant dit, le corpus lovecraftien a connu sa première adaptation musicale du vivant de HPL, puisqu’en 1932, Harold S. Farnese, directeur adjoint de l’Institute of Musical Art de Los Angeles, lui demande la permission de mettre en musique deux sonnets des Fungi de Yuggoth : “Mirage” et “The Elder Pharos”. Lovecraft n’aura jamais l’occasion de les entendre.
En 1937, Fred Galpin compose Lament for H.P.L. juste après la mort du Maître. Il interprétera cette œuvre pour piano pour la première fois en 1977, lors d’une conférence sur Lovecraft à Trieste, dans cette Italie où il réside depuis les années 1930.
Il est intéressant, au passage, de constater que, dans La Musique…, Lovecraft déploie, comme le souligne Sébastien Baert, « une vision particulière de la musique, puisqu’il la considère comme une arme destinée à faire fuir l’indicible ». En ce sens, elle reçoit une puissance, et une place, particulières dans le narratif lovecraftien.
Lovecraft, Cthulhu & Co : psyché, prog, punk, metal
Le premier groupe du nom de H. P. Lovecraft voit le jour en 1967 à Chicago. Il joue un psyché teinté de folk – à l’époque du Flower Power, avoir “love” dans le nom du groupe était manifestement un plus…
« Finalement, si curieux que cela puisse paraître, l’un des mouvements musicaux parmi les plus cool et les plus zen a largement été influencé par H. P. Lovecraft, dont les textes, par leur côté stressant, angoissant et méphitique, paraissent pourtant aux antipodes des aspirations hippies », écrit Sébastien Baert. « La volonté d’ouvrir son esprit, d’élargir ses horizons est sans doute le trait commun à tous ces artistes, ce qui les a poussés à construire une passerelle entre le maître de l’horreur et le rock psychédélique. »
C’est en Allemagne qu’un groupe prend pour la première fois le nom de Necronomicon. Le premier… d’une longue série. Sébastien Baert a d’ailleurs recueilli une quantité hallucinante de témoignages de membres de ces groupes qui adoptent, en tout ou partie, des éléments lovecraftiens dans leurs nom : outre “Lovecraft” et “Necronomicon”, on retrouve des variations infinies de Cthulhu, R’lyeh, Arkham, sans oublier les plus spécifiques Unaussprechlichen Kulten, Cultes des Goules, Erich Zann, etc.
Sans même parler des pseudos de musiciens, du genre “Joseph Curwen” (tiré de L’Affaire Charles Dexter Ward) ou une version d’un nom de divinité, comme George Michel Emmanuel, aka Trey Azagthoth (référence à l’Azathoth lovecraftien), du groupe Morbid Angel.
La liste, les variantes, les points de vue sont d’une variété incroyable. On ne compte plus les morceaux – avec l’emblématique The Call of Ktulu de Metallica – voire les concepts-albums lovecraftiens. Tel Tekeli-li (2014) du groupe bordelais The Great Old Ones, album dédié à la nouvelle Les Montagnes de la démence.
Toujours en France, Anthropia a sorti en 2015 un concept-album intitulé Non-Euclidian Spaces autour du mythe de Cthulhu. Le metal serait-il le médium parfait pour transposer Lovecraft en sons ? Hugues, guitariste et tête pensante du groupe, confie :
« Je pense que le metal est l’un des styles qui conviennent le mieux à ce genre d’expérience. C’est d’autant plus vrai à mon sens avec le metal progressif, dans lequel on n’a pas vraiment de barrières musicales. On peut alterner les passages calmes et envoûtants, pour illustrer par exemple l’enquête ou même la nostalgie qui peut se dégager de certaines nouvelles, et des passages plus brutaux, acérés, quand vient leur dénouement. Chez Lovecraft, cela s’accompagne en général de la perte de santé mentale du protagoniste principal, ça tombe bien ! »
Outre le Metallica précité (et qui a pondu trois autres pistes autour du corpus HPL), de grands noms du metal ont glissé ici et là des références à Lovecraft, que ce soit Cradle of Filth, Celtic Frost, Samael, Blue Öyster Cult ou encore Fields of the Nephilim. À tout seigneur, tout honneur : Black Sabbath, dans l’album homonyme de 1970, titre une de ses chansons Beyond the Wall of Sleep, inaugurant une lignée ininterrompue de groupes plus ou moins lovecraftiens, plus ou moins fidèles à l’esprit comme à la chair du Maître de Providence, ou carrément là pour le seul esthétisme de certains termes.
Près de 150 groupes cités, plus de 200 références : le travail accompli par Sébastien Baert mérite reconnaissance. Chaque chapitre consacré à une nouvelle, un cycle ou une dimension particulière du corpus HPL, débute par quelques paragraphes sur le texte originel, avant de citer les groupes qui en ont fait leur nom, puis les chansons influencées par ladite œuvre, et, le cas échéant, l’intervention d’un membre du groupe en question.
Cette somme peut se lire de plusieurs façons. Linéairement. En choisissant telle nouvelle ou tel cycle, et en explorant les groupes et morceaux qui s’y rattachent. Ou en compulsant l’index afin de découvrir, parmi les groupes que l’on connaît déjà, lesquels ont marqué leur intérêt pour le Maître de Providence, et sous quelle forme.
Cthulhu Metal
Écrit par Sébastien Baert
Édité par Bragelonne