Cuisine centrale de Troubs

Cuisine centrale de Troubs

Note de l'auteur

Au plus près de l’humain, Troubs a accompagné l’équipe de la Cuisine centrale de Sainte-Livrade-sur-Lot. Des histoires complexes et simples à la fois, toujours belles, d’une équipe qui est aussi une famille.

L’histoire : Nostalgique des petites barquettes en alu servies à la cantoche ? Derrière ces plats préparés des cantines scolaires, buffets pour pince-fesses et autres nourritures en batterie, se cachent des femmes et des hommes qui font tourner les fourneaux de la Cuisine centrale pour toute une communauté. La communauté, ils connaissent : dans l’ESAT de cette ZAC du Lot-et-Garonne, c’est amitiés aux fourneaux, cuisine en famille et confessions sur canapés ! Troubs, envoyé spécial équipé d’une charlotte et de sabots, nous raconte ainsi l’histoire d’une grande cuisine qui en nourrit de plus petites, et surtout celle de gens qui mettent des petits plats dans les grands.

Mon avis : Après Chemins de pierres en 2017, livre dans lequel il parcourait les chemins du Lot pour rêver au fil de ces murets de pierre qui les bordent, Troubs revient dans la collection Transhumance des Requins Marteaux avec Cuisine centrale. Où il ne s’agit plus de contempler les paysages et ce qui les entoure, mais de plonger parmi le peuple humain qui se cache derrière les plats tout prêts d’une collectivité.

Après une vue aérienne de la ZAC de Nombel à Sainte-Livrade-sur-Lot, on s’approche de la Cuisine centrale, « Restauration, Traiteur, Portage à domicile ». Un bâtiment rectangulaire (un « pavé droit » comme disent les enfants d’aujourd’hui), un parking avec deux voitures seulement à cette heure, et très vite une silhouette encadrée dans un porte-plateaux roulant.

Tous les matins, à 6 h 30, Rémy arrive le premier. Il ne fait pas souvent jour, mais il a l’habitude et il aime plutôt ça. »

On ne quittera plus ces hommes et ces femmes qui, charlotte sur la tête et tenue ultrahygiénique chevillée au corps, préparent soupes, plats composés, plateaux pour la livraison. Moins qu’à la mécanique intérieure d’une machine bien huilée, Troubs s’attache à l’histoire de chacun. Dessine un portrait en quelques lignes et quelques mots. De Rémy, « un homme de la nuit » qui, « avant de devenir cuisinier, travaillait à la sécurité dans des discothèques », à Jean-Marc, dit Totoche, « un des vétérans de l’équipe ».

Bobby arrive à 7 heures : il est le premier « travailleur » à embaucher le matin (« comme ça, il débauche un peu plus tôt que les autres en fin de journée »). Il stresse parce qu’il n’a pas de nouvelles d’un copain qui devait lui écrire la veille. Et l’air de rien, Troubs nous offre un coup d’œil dans les coulisses de vies parfois compliquées, de personnes souvent sur le fil du rasoir :

Bobby est sujet aux “serrages”, un terme qu’il a lui-même inventé pour décrire ses montées en pression, ses angoisses qui l’assaillent plus ou moins régulièrement.
“Et quand y a pas de serrage, j’en fais quand même un, pour me sentir un peu normal quoi…” »

Dans les salles de la Cuisine centrale, chacun est attentif aux autres. La pause de 8 h 30 permet à tout le monde de se retrouver dans la salle de repas pour boire un café, se saluer et prendre des nouvelles. La Cuisine, c’est une famille où chacun a sa propre histoire – et, souligne Jessica, « des histoires tristes quelque part ». Par exemple, celle de ce moniteur décédé d’un accident de moto la semaine précédente :

Cyril : Alors c’est dur parce qu’il était super. On l’aimait tous bien. Il aidait beaucoup. On le connaissait depuis très très longtemps. Il faisait aussi de la musique et de la peinture, et il est mort comme ça tout d’un coup.
Jessica : Moi j’ai pas pleuré parce que je suis grande maintenant, mais ça me fait beaucoup de mal quand j’y pense. »

Les surnoms sont légion – Virginie est « Maya l’abeille » parce qu’en dehors du vélo, elle « fait plein de choses de sa vie », notamment de l’apiculture. Et lorsque deux monitrices affichent un certain écart d’âge et que la plus âgée travaille à la Cuisine depuis sa fondation en 2014, l’autre devient naturellement sa « fille » dans le jargon de la maison. La famille, toujours.

Durant les pauses, certains fument, d’autres boivent un thé ou un café. Félix et Jessica colorient des cahiers de mandalas. Sébastien, un champion de pétanque, regarde des vidéos de X-OR sur le portable de Virginie. Puis le texte se fait plus rare tandis que les portraits se multiplient, pour les derniers moments de la journée accompagnés des mots de Sandrine :

Il y a des tensions, des moments plus durs que d’autres. C’est normal quand on travaille avec des gens dotés de sensibilités aiguës. Mais il y a aussi des moments merveilleux. Et il y en a beaucoup. C’est un travail magnifique. »

À 16 h 20, tout ce petit monde repasse par les vestiaires « pour se remettre en civil », puis « reprend les bus, les vélos, les voitures, et s’en va avec quelque chose en plus ». Le trait en noir et blanc limpide de Troubs souligne à merveille la complexité de ces personnes/personnages, une complexité réduite à sa plus belle simplicité humaine.

Cuisine centrale
Écrit et dessiné par
Troubs
Édité par Les Requins Marteaux, Pollen et les Éditions Ouïe/Dire

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