
Dagon : carnet de voyage chez les Grands Anciens
Dagon compte parmi les premières « vraies » nouvelles du Maître de Providence. Elle trouve ici une nouvelle incarnation grâce aux illustrations limpides et élégantes d’Armel Gaulme. En attendant La Cité sans nom, prochain volume de cette nouvelle collection.
L’histoire : Océan Pacifique, Première Guerre mondiale. Capturé par un destroyer allemand, un officier de la marine marchande parvient à fausser compagnie à ses geôliers. Ce qu’il découvrira sur une terre comme hissée du fond des eaux le laissera à la merci de la folie.
Mon avis : Bon, on ne présente plus cette courte nouvelle de Howard Phillips Lovecraft, écrite en juillet 1917, la deuxième rédigée durant son « âge adulte » (après The Tomb) et l’une des premières publiées (en novembre 1919 dans le numéro 11 de la revue The Vagrant). Beaucoup de ce qui fera l’approche particulière de HPL y est déjà présent.
Ce livre est le premier d’une nouvelle série de publications initiée par Bragelonne, baptisée Les Carnets Lovecraft. Tout semble être né du travail d’Armel Gaulme, illustrateur, fils d’un père ethnologue et d’une mère grand reporter, passionné par Lovecraft depuis l’âge de 18 ans (il en a aujourd’hui 38). C’est néanmoins une nouvelle de Rudyard Kipling qu’il choisit d’illustrer d’abord sous la forme d’un carnet et d’aquarelles : L’homme qui voulut être roi.
« Quand, au bout d’une dizaine d’années, de cent cinquante pages de croquis, je décidai d’arrêter mes pérégrinations au Kafiristan (lieu de la nouvelle de Kipling, NDLR), je revins naturellement à Lovecraft. Et, sans hésitation, je choisis Dagon », écrit-il dans sa postface.
Pourquoi Dagon ? C’est « une histoire remarquable de simplicité », résume Armel Gaulme. « Tout y est réduit, condensé. C’est du Mythos lovecraftien dans ce qu’il a de plus évocateur. Un cadre fondamental, l’océan, que l’on retrouvera ensuite dans ses nouvelles les plus célèbres, ce territoire de rites oubliés, antérieurs à l’Humanité, qui parviennent jusqu’à nous par bribes cauchemardesques, et semblent jaillir des eaux comme les plaques sous-marines où notre narrateur échouera après avoir fui son paquebot. »
On pourrait y ajouter le vertige né des proportions cyclopéennes qui s’imposent au narrateur humain. Qu’il s’agisse de l’architecture de cités sorties du fond des âges, ou des créatures qui s’y terrent, tel ce Dagon dont Lovecraft, avec une économie de moyens terriblement efficace, se contente de dire : « Il y eut à peine un léger remous, puis il émergea des flots sombres. Ce gigantesque Polyphème répugnant se jeta sur le monolithe et, tel le prodigieux monstre cauchemardesque qu’il était, l’entoura de ses longs bras recouverts d’écailles, tout en baissant sa tête hideuse pour cracher des sons inarticulés. »
C’est à peu près tout, sinon une mention d’un bruit à la porte comparable à celui que produirait « quelque gigantesque créature pesante à la peau glissante » se frottant contre le bois. Sans oublier, « mon Dieu, cette main ! »
Entre illustration du récit lui-même et carnet de naturaliste en voyage dans des contrées encore inexplorées, ce premier Carnet Lovecraft, s’il ne réserve pas encore de vraie surprise visuelle au lecteur, tient toutes ses promesses d’élégance dans le crayonné (on pense parfois à certains dessins d’Andreas) et la représentation de statuettes et de créatures marines étonnantes.
Point de monstre à proprement parler dans ces pages, point d’horreur repoussante. Car ces créatures, aux yeux d’Armel Gaulme, « sont certes dérangeantes, frappées de gigantisme, parées d’attributs menaçants, mais elles ne sont jamais “laides”. »
Façon aussi de se démarquer d’illustres prédécesseurs dans la transposition de Lovecraft sur un média visuel, les Horacio Lalia et autres Alberto Breccia (et, oui, Andreas et plus récemment François Baranger). Gaulme avance par petites touches, presque par discrétion. Dans la même collection, on attend La Cité sans nom, dont la publication est prévue pour le 16 octobre, avec impatience.
Les Carnets Lovecraft : Dagon
Écrit par Howard Phillips Lovecraft
Illustré par Armel Gaulme
Édité par Bragelonne