IL ETAIT UNE FOIS DAVID SIMON

IL ETAIT UNE FOIS DAVID SIMON

Le 15 octobre, le créateur de The Wire passe par Paris et le Forum des images. Il vient faire la promo française de Baltimore, l’enquête qu’il a écrite il y a plus de 20 ans et qui a servi de base à la création de la série Homicide (la rencontre affiche complet !). Mais qui est celui qui a aussi créé Generation Kill et Treme ? John Plissken of Mars a mené l’enquête.

Un gros plan sur les entrailles d’une machine à écrire, avec ses caractères en métal prêts à taper les lettres sur le papier. Juste au dessus, un oiseau : un corbeau. Et un titre : The Audacity of Despair.

Pour essayer de comprendre qui est David Simon, il faut d’abord s’arrêter sur la page d’accueil de son blog. Il y a là l’amour des lettres, l’oiseau fétiche d’Edgar Allan Poe et une formule puissamment évocatrice : l’audace du désespoir.  Tout est dit ? Non, mais l’essentiel se dessine déjà.

Dans le parcours de Simon – comme dans celui de ses héros – l’audace et le désespoir ressemblent effectivement à deux immenses piliers. Deux pôles antagonistes au milieu desquels il ne cesse d’aller et venir.

Successivement journaliste, auteur puis scénariste/producteur pour la télévision, son  histoire se construit (évidemment) autour d’une série d’épisodes qui esquissent une silhouette. Celle d’un type que le journal The Atlantic a appelé en 2008 «l’homme le plus en colère de la télé américaine».

Le premier épisode, justement, se déroule à Washington DC, sa ville de naissance. Un jour, alors qu’il est encore gamin (il est né en 1960), Simon se rend au théâtre avec son père.  A l’affiche : The Front Page, une pièce écrite par deux anciens reporters de Chicago. L’histoire ? Celle des rédacteurs d’un quotidien qui suivent le travail de la police locale.

Si le ton est celui de la comédie, le petit David a un déclic : c’est ce métier qu’il veut faire plus tard. Il sera journaliste. Comme son père, que la même source décrit comme « un professionnel frustré ».

La suite se déroule un peu plus au sud. A Baltimore, ville de naissance de Poe. Diplômé de l’Université du Maryland, Simon rejoint en 1982 le Sun, le quotidien local. Là-bas, il passe le plus clair de son temps à suivre le travail des flics du coin, avec une ambition empreinte d’idéalisme.

« J’ai grandi en lisant le (Washington) Post qui faisait la chasse à Nixon (après le scandale des écoutes du Watergate, NDLR), explique l’intéressé en 1999 au Seattle Times.  Pour moi, le journalisme, c’était « tu écris, tu expliques et tu changes le monde autour de toi » ». Son jusqu’au-boutisme ne passe pas inaperçu, et s’il lui vaudra par la suite des désillusions, il lui permet d’abord d’aller plus loin que bien d’autres.

En 1988, il obtient de sa rédaction l’autorisation de suivre pendant toute une année la brigade criminelle de Baltimore. L’idée lui a été soufflée un 24 décembre par un inspecteur de la crime, Bill Lansey, trois ans plus tôt : « Si quelqu’un prenait le temps d’écrire ce qui se passe en un an dans cette ville, il en tirerait un putain de bon bouquin ».

Le bouquin, c’est Baltimore, sorti il y a quelques jours en France. Intitulé Homicide : A Year in the Killing Streets aux Etats-Unis, l’ouvrage n’est pas un roman. C’est une enquête dans laquelle Simon essaie de coller au plus près de ce à quoi il assiste jour après jour. Sa priorité : se concentrer sur les personnes autour de lui, pour ensuite enchâsser son récit dans un gros travail de recherche.

Du 1er janvier au 31 décembre 1988, les trois équipes de la criminelle de Baltimore vont enquêter sur 234 meurtres. Et le journaliste va se fondre dans le décor, patiemment… jusqu’à en faire partie.

Au fil des pages, il écrit les scènes de crime, les interrogatoires, les red balls – les priorités absolues qui mobilisent toutes les équipes. Et il décrit surtout des visages.

Celui de Donald Worden, un vétéran revenu de tout ou presque. Celui d’Harry Edgerton, un flic noir plutôt solitaire façonné par son éducation religieuse.

Et puis celui de Tom Pellegrini, un bleu enthousiaste qui va se coltiner l’enquête la plus dure de l’année, liée au viol et au meurtre d’une gamine de onze ans.

Autant d’éléments dans lesquels Tom Fontana et Barry Levinson puiseront plus tard une inestimable matière au moment de lancer Homicide: Life on the Street, Munch, Pembleton, Bayliss… et le plus grand cop show américain des 90’s.

Avec ce livre, sorti en 1991, Simon attire l’attention des médias aux quatre coins des Etats-Unis. Et les critiques l’acclament: il remporte un Edgar award en 1992 et de nombreuses éloges. Mais il va bientôt en finir avec sa vie de journaliste.

Le retour au Sun sera effectivement de courte durée : le journal a été racheté et le nouvel auteur que l’Amérique couve du regard n’est pas vraiment en odeur de sainteté.

Il quittera finalement la rédaction en 1995, non sans une certaine amertume vis-à-vis de ses ex-patrons : « J’ai quitté le journalisme parce qu’une bande de fils de pute a racheté le titre », lâchait-il en 2003 à la rédaction de City Paper basée… à Baltimore. Ambiance.

Derrière ces mots, il y a une blessure chez David Simon. Et un constat, aride. Ecrire, expliquer, et plus encore changer le monde dans un quotidien est une chimère : « Je suis devenu extrêmement cynique quant à la capacité (de ce) journalisme à provoquer un quelconque changement », avouait-il en 2004 à la rédaction de Reason.com.

Il décide donc d’écrire ailleurs. Pour la télévision. En 1995, il rejoint le pool de scénaristes de Homicide, drivé par Tom Fontana. En 1994, après avoir décliné la proposition des producteurs d’écrire le pilote de la série plusieurs mois plus tôt, il avait déjà cosigné un épisode (en compagnie de David Mills), « Bop Gun »,  avec Robin Williams. L’essai ayant été plus que concluant,  il fait ses classes de scénariste avec le futur créateur d’Oz.

Jusqu’en 1999 et l’arrêt du show, l’expérience s’avérera enrichissante, formatrice, mais aussi frustrante. A ses yeux, Homicide la série ne traduit pas vraiment ce que raconte Homicide l’enquête. Son appétit pour rendre le réel à l’écran n’est pas vraiment rassasié.

Il faut dire qu’un peu avant ça, en 1993, il s’était lancé dans une nouvelle expérience de terrain. Pour raconter le quotidien, encore. Pendant un an, toujours. Direction les quartiers ouest et ses coins de rue où la dope se vend 24 heures sur 24.

Bienvenue dans The Corner, au pays de Zombie : là où l’on ne pleure ni ne rit. Là où la came vous a tout pris…

Ce coup-ci, Simon avait un partenaire. Son nom : Ed Burns. Un ex-flic, ex-instit qui a fait le Vietnam et qui sert de repère pour l’ex-journaliste. Le bonhomme devient son « bullshit meter », son détecteur à bobards. Ensemble, ils vont décrire la vie au coeur de la ville abandonnée à la dope. Et  surtout croiser les McCullough, une famille atomisée par le commerce de la défonce.

Magnifiant une investigation minutieuse, implacable, le récit de Simon gagne encore en densité dans cet ouvrage. Parce que The Corner : A Year In the Life of an Inner-City Neighborhood (publié à l’automne 1997) ne fait pas que raconter ce que ses auteurs ont vu : l’histoire est en effet portée par un souffle narratif rare, où l’ambition de décrire s’entremêle subtilement avec le désir de raconter.

Qu’est-ce qui relève du subjectif, de la fiction et de la « performance » d’auteur ? Où s’arrête le réel, la dimension compte-rendu ? Difficile de l’affirmer à chaque fois… et pour tout dire, on s’en fout : l’ensemble développe une telle puissance évocatrice, une telle capacité à toucher et faire réfléchir, que c’est en soi une expérience bluffante.

Cette ambition de refléter autant que de susciter, c’est ce qui va finalement habiter David Simon au moment de devenir showrunner pour la télévision. D’abord avec l’adaptation de The Corner en mini-série pour HBO, mais aussi et surtout avec sa série phare, The Wire, cocréée avec Burns.

A partir de là, la  suite de l’histoire est connue par beaucoup plus de monde : le succès critique de The Wire (chouchoutée par les médias français) a mis en pleine lumière le travail d’un scénariste et d’un auteur à part ; capable de combiner analyse poussée du phénomène urbain et personnages souvent iconiques.

Pourquoi fascine-t-elle autant ? Parce qu’elle hérite de tout ce qu’il y a dans Baltimore et The Corner. Et qu’elle est l’oeuvre d’un homme exigeant, toujours en quête du réel mais qui n’oublie jamais les codes de la fiction.

Cette reconnaissance, largement méritée, aura aussi permis d’attirer l’attention du public (tout au moins une partie) sur des productions comme Generation Kill et Treme.

Et l’homme dans tout ça ? Eh bien, il raconte. Encore et toujours. Si Treme approche tranquillement de la fin, s’il cultive sa liberté de parole – pour défoncer Mitt Romney sur son blog deux fois en l’espace d’un mois ou pour moucher  les autorités de Baltimore – il reste viscéralement attaché à la capitale du Maryland comme à ses ambitions initiales. Quand bien même les déceptions et le temps tannent le cuir et écrasent les idéaux.

En témoigne le bouleversant hommage qu’il a rendu cet été à DeAndre McCullough, un des principaux personnages de The Corner et ex-second rôle de The Wire, mort d’une overdose après avoir lutté pendant 16 ans contre la drogue.

Le texte se conclut sur ces mots : « Parmi les formules toutes faites et les stéréotypes, permettez-moi celle-ci: un jour, j’ai eu la chance de rencontrer DeAndre McCullough qui, à l’âge de 15 ans, menait une vie de privation considérable mais était aussi la plus belle et la plus fascinante incarnation de l’âme humaine. Tout ce qui suit, même le livre que nous avons écrit sur son monde, apparaît aujourd’hui comme un commentaire inutile et sans importance ».

Des propos qui, par un curieux ricochet, renvoient à la citation de Kafka qui ouvre le premier volume de The Corner (version bouquin), paru en 2011 en France : « Tu peux t’abstenir des souffrances du monde, tu es libre de le faire et cela répond à ta nature ; mais cette abstention est peut-être la seule que tu puisses éviter ».

Ainsi est David Simon. Un homme qui écrit, explique et voudrait sans doute que le monde change. Ceci alors qu’il semble – lui comme ses semblables – constamment ballotté entre l’audace et le désespoir.

 

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