
De l’esprit comme maison hantée (Castle Rock S2 / Hulu)
Après une première saison pas désagréable mais qui réclamait une suite qui transforme l’essai, Castle Rock saison 2 tient-elle toutes ses promesses ? Oui, et même un peu plus encore. Bienvenue dans la psyché dérangée d’Annie Wilkes.

Annie Wilkes prête à enterrer son premier cadavre… et à mettre le feu aux poudres (c) Dana Starbard/Hulu
Une jeune Annie Wilkes traverse une forêt, en sang, portant un carton marqué des mots « The Ravening Angel ». Elle pose la boîte au bord d’un lac. La boîte bouge. Un bébé s’y trouve. Fin du flash-back. Dans le présent, une Annie Wilkes adulte débarque à Jerusalem’s Lot avec sa fille Joy. À la suite d’un accident provoqué par son inattention (elle cherche ses médocs), Annie est bloquée avec Joy dans ce patelin paumé du Maine. Début des hostilités.
Encore plus que dans sa saison 1, Castle Rock tisse ici une toile complexe de motifs, de fils narratifs, lance des personnages dans une arène pleine d’anfractuosités, de tunnels oubliés, de recoins où se cacher et se perdre, de fausses convexités. Le tout sous le regard vénéneux de la Marsten House, vraie protagoniste du roman Salem de Stephen King, son deuxième roman publié (1975) qui fournit la base de cette saison 2.
The town kept its secrets, and the Marsten House brooded over it like a ruined king. » (Salem)
Sur ce fond de tarte vampirique (même si rien n’est aussi simple dans Castle Rock, l’épidémie y ressemblant davantage à celle de Body Snatchers), Sam Shaw et Dustin Thomason, créateurs de la série, mélangent les ingrédients complémentaires, au premier rang desquels Misery bien sûr, mais aussi Le Corps (Stand by Me), entre autres. Les deux showrunners s’offrent à nouveau un festin grâce au corpus kingien, d’une grande richesse (même s’il faut avouer que le génie a quitté King depuis un bon moment déjà).
Comme pour la première saison, la qualité des acteurs et actrices est primordiale. Lizzy Caplan (Masters of Sex) est époustouflante en Annie Wilkes, toujours sur le fil du rasoir, à la fois émotionnelle et désaxée, dispersée psychologiquement et focalisée sur la sauvegarde de Joy (au risque de mettre celle-ci en péril). Face à elle, Tim Robbins incarne Reginald “Pop” Merrill, un patriarche atteint de cancer : minéral, tellurique, dingue de ses enfants adoptifs et pourtant incapable de ne pas foutre leurs vies en l’air. Tous deux sont d’une intensité incroyable.
Autour d’eux, le reste du casting tourne comme des planètes en orbite autour de deux soleils. Joy (Elsie Fisher, la voix d’Agnes dans Moi, moche et méchant et de Parker Needler dans The Addams Family qui sort cette année) étouffe sous l’aile ultraprotectrice d’Annie. Les deux neveux de Pop, qu’il a élevés comme ses fils, mais aussi les deux enfants somaliens qu’il a recueillis et qui sont devenus adultes. Toute cette violence plus ou moins rentrée, mâtinée de racisme, de ressentiment, de colère… Castle Rock est, plus que jamais, un baril prêt à exploser.
Annie Wilkes incarne la mèche qui mettra le feu aux poudres. Ses mensonges, ses secrets, ses hésitations, ses problèmes psychologiques aussi, la mènent loin dans l’illusion volontaire. Et c’est avec une violence meurtrière qu’elle réagit à certaines menaces à peine voilées. D’où une scène de meurtre particulièrement réussie (et peu banale).
Comme pour sa saison 1, Castle Rock adopte un rythme plutôt lent, avant de jouer sur des accélérations par surprise en fin d’épisode – proche en cela à la dynamique de nombreuses nouvelles de Stephen King. Elle cherche moins la peur (pas vraiment de scare-jump ici, ce qui est franchement une bénédiction) qu’un récit solide. Elle expose méthodiquement l’avancée d’Annie Wilkes et de toute une bourgade vers un dénouement d’une certaine ampleur. Nouant à nouveau les fils du passé et du présent pour explorer l’histoire d’une petite ville du Maine, bâtie sur une religion castratrice et assassine.
Au passage, les auteurs s’offrent quelques belles idées de mise en scène : la discussion intense entre Tim Robbins et Lizzy Caplan dans le couloir de l’hôpital ; Tim Robbins qui s’évanouit en tenant un chien enragé qui ne demande qu’une chose : déchiqueter Abdi attaché sur une chaise ; etc. Rien qui ne se rattache aux tics et habitudes du cinéma de genre – ce qui est plutôt un atout. La Marsten House de Castle Rock paraît d’ailleurs bien plus convaincante que la maison hantée de Haunting of Hill House. Précisément parce qu’elle agit en arrière-plan, en finesse, l’air de rien. Comme une araignée géante qui attend patiemment sa proie, bien au chaud au fond de sa toile.
Pour raccrocher les wagons avec la première saison, la saison 2 commence par multiplier les allusions, avant d’intégrer des références plus directes, puis d’ouvrir de nouvelles portes grâce au retour de l’homme qui ne cligne pas des yeux, issus de La Tempête du siècle. Le passé de Jerusalem’s Lot, à l’époque où les colons français l’appelaient encore New Jerusalem, est plein de sorcellerie et de pacte avec des créatures étranges. De non-dits et de promesses. De passages vers une autre vie, un autre temps.
En toute honnêteté, cependant, ce récit des origines est sans doute la partie la plus faible de la saison. Après un film comme The VVitch de Robert Eggers, il est quand même compliqué de se contenter de décrire une colonie de Frenchies (dont certains affichent des accents vraiment bizarres : pour un spectateur francophone, ça jure dans les coins) religiophiles, sous la coupe d’un chef de clan avide d’argent, et où une jeune femme plus illuminée que les autres (ou simplement épileptique, c’est selon) fout le feu au bazar en concluant un pacte avec un homme étrange rencontré dans la forêt. Et c’est tout le fil narratif « 400 ans plus tôt » qui part en sucette, par manque d’originalité et de force. Dommage.
Les mutations imposées au matériau kingien d’origine, à l’inverse, sont toujours aussi passionnantes pour le fan hardcore. Et offrent un bel éclairage sur le travail des showrunners et des scénaristes. Prenez Annie. Fille d’un écrivain (qui écrit depuis tout jeune, un peu comme dans Le Corps, tiens) et non plus tortionnaire d’un auteur, elle est dyslexique. Son père lui fait l’école à la maison. Sa mère, assistante de dentiste, lui inculque le souci (l’obsession ?) de l’hygiène (et l’on pense aussi à Carrie et à la mère bien cinglée de la jeune télékinétique). La mère d’Annie lui dit : « Fais attention à ces molaires. La pourriture pénètre par l’arrière. »
Annie retape à l’ordinateur les pages écrites par son père à la machine à écrire, ce qui la fait travailler sa compétence de lecture. Elle est ainsi condamnée à reproduire : reproduire les textes de son père, les obsessions de sa mère, elle est le fruit des problèmes conjugaux de ses parents, de leurs soucis d’argent… Tout fait sens, dans Castle Rock. Tout est modifié à dessein. Mais surtout, la plupart du temps du moins, rien n’est asséné au spectateur, rien ne lui est surexpliqué. Si on n’a pas lu King, on ne perd pas le fil.
La mort du père représente à la fois un cliché du film d’horreur (en général c’est le méchant qui se colle à ce genre de mise en scène, ceci dit) et une référence au roman Salem. À ceci près que l’attitude du père mourant (« It’s okay, it’s okay, it’s gonna be fine ») est très significative : protéger Annie à tout prix, même avec son dernier souffle, comme elle le fera elle-même pour Joy (jusqu’à une certaine limite). C’est pourtant sa mort qui enclenche toute la suite : la fuite d’Annie avec Joy, certains événements à Jerusalem’s Lot, etc.
Castle Rock est autant une série fantastique qu’une illustration du processus de création même. Il y a un vrai côté « méta » en jeu. Les personnages ont presque conscience d’être des créatures écrites. Le monologue de Rita durant la réunion des Alcooliques Anonymes, à ce titre, est révélatrice. Elle insiste sur les « histoires » : elle qui a vécu un drame dit être partie de Californie « parce que je ne voulais plus faire partie de cette histoire. Et c’est amusant parce que… les histoires, c’était toute ma vie, mon boulot. Je m’apprêtais à enseigner aux jeunes les classiques, à leur montrer comment les histoires donnent forme à notre monde. C’est alors que quelqu’un m’a tiré de force dans son histoire – pas mon bébé, non, non ! – et a redéfini mon monde. » Avec un montage assez proche de l’écriture même de Stephen King : ses incises en italiques, entre pensée et souvenir.
C’est aussi (et peut-être surtout) une série sur les généalogies contrariées et la transmission difficile, voire impossible. Dans la S1, le garçon était un jeune Noir recueilli par une famille de Blancs (d’où des problèmes potentiels dans un petit bled comme Castle Rock). Dans la S2, Annie tue sans le faire exprès, poignarde par folie et s’enfuit avec un bébé qu’elle fait passer pour sa fille. Pop a un meurtre à se reprocher aussi, menace de lâcher son chien sur Abdi, se brouille avec tous ses enfants adoptifs… Sans oublier la violence, omniprésente dans les relations intergénérationnelles : Annie semble en état de guérilla permanente, tandis que Pop a participé à plusieurs guerres menées par son pays. Il y a trouvé quatre enfants, deux Somaliens (dont il a tué la mère) et deux neveux (dont un collègue de l’armée a tué la mère, sa propre sœur).
Tout peut se résumer à cette phrase prononcée par Ace, l’un des neveux de Pop, à la fin de l’épisode 9, quand tout le monde semble hypnotisé par la statue de « l’ange » :
Let me tell you a story about starting over. Someone once said that every good story ends where it begins. Well this one begins right here in Castle Rock, and it will end here too. »
CASTLE ROCK (Hulu) Saison 2 en 10 épisodes
diffusés sur Hulu entre le 23 octobre et le 11 décembre 2019
Série créée par Sam Shaw et Dustin Thomason
Épisodes écrits par Dustin Thomason, K’naan Warsame, Scott Brown, Obehi Janice, Guy Busick R. Christopher Murphy, Vince Calandra, Daria Polatin, Michael Olsen et K. Corrine Van Vliet
D’après les livres de Stephen King
Épisodes réalisés par Greg Yaitanes, Phil Abraham, Anne Sewitsky, Mark Tonderai-Hodges, Loni Peristere, Craig William Macneill et Lisa Brühlmann
Avec Lizzy Caplan, Tim Robbins, Elsie Fisher, Bill Skarsgard, Yusra Warsama, Paul Sparks, etc.