
Death Stranding : allo Sam ici BB
En décembre 2015, peu avant la sortie de Metal Gear Solid V, Hideo Kojima se fait remercier par Konami puis finalise le dernier épisode de la saga en tant que consultant. Ego d’artiste, projets coûteux, restructuration sauvage de Konami, voire peut-être tout ça à la fois ; autant de raisons mystérieuses qui ont laissé la licence dans le giron de l’éditeur en se passant de son créateur. Qu’à cela ne tienne, le bougre ne s’avoue pas vaincu et fonde Kojima Productions, un studio de jeux intégralement indépendant qui pourra lui permettre de réaliser ce dont il a envie. Et le premier bébé sorti de ces nouveaux fourneaux n’est autre que Death Stranding.
Baleine sous gravillon
Au salon de l’E3 2016, Hideo Kojima révèle un premier trailer pour ce nouveau titre. Énigmatique, c’est l’adjectif qui sied parfaitement à cette vidéo mettant en scène un Norman Reedus numérique dans son plus simple appareil, sur une plage de sable gris et tenant un bébé dans les bras, entouré de poissons et de baleines mortes. Plus de questions que de réponses, et une séquence qui laisse les joueurs pantois et étonnés qu’après l’annulation du projet Silent Hills, Kojima soit resté proche de Reedus au point de le transformer en héros de son nouveau titre mystère.
A l’époque, le créateur n’a que cette vidéo sous les bras et la production ne commencera qu’une fois le moteur graphique choisi. Histoire de lancer au plus tôt la communication sur son projet, Kojima entame un tour du monde des studios, fortement relayé via son compte Twitter. Il jettera alors son dévolu sur le moteur Decima, le joujou maison de Guerilla Games utilisé sur Horizon Zero Dawn (d’où le petit hommage glissé dans Death Stranding). L’aspect technique étant acté, Kojima Productions opère alors un silence radio sur son jeu, laissant entrevoir uniquement son univers atypique et singulier via des cinématiques qui annoncent un casting quatre étoiles. Kojima gardera le mystère jusqu’au bout puisque la première vidéo de gameplay ne débarquera qu’en mai 2019, soit six mois avant la sortie du jeu. Quelle ne fut pas notre surprise en découvrant que nous avions affaire à un jeu… de livraison.
Les mauvaises langues argueront que Death Stranding n’est finalement que ça : un vulgaire simulateur de quêtes Fedex pour les Deliveroos du dimanche, ce qui est tout aussi vrai qu’éloigné de la vérité. Recadrons le contexte ensemble : nous sommes dans un futur assez proche mais légèrement impacté par un événement de grande ampleur connu sous le nom de Death Stranding. Dans une Amérique ravagée par des explosions mystérieuses, le monde des morts est devenu intimement lié à celui des vivants, ce qui a causé un sacré bordel. Des pluies diluviennes apparaissent n’importe quand et causent le vieillissement de tout ce qu’elles touchent, forçant les humains à se protéger en conséquence et à multiplier les abris. Mais ces pluies sont aussi annonciatrices de l’apparition des Échoués, créatures invisibles mais aussi âmes d’humains décédés et coincées dans le monde des vivants. Les cadavres sont donc brûlés, chacun se terre dans des villes souterraines ou des bunkers disséminés un peu partout, sans aucun moyen de communiquer. C’est alors qu’interviennent des sociétés de livraisons embauchant des humains suffisamment courageux et robustes, les Porteurs, pour aller de villes en villes, seul moyen de maintenir la connexion entre elles. La plus importante, Bridges, est tellement implantée dans le pays qu’elle a pris le contrôle du gouvernement et a pour objectif de reconnecter le pays entier en déployant le réseau chiral, sorte de super Internet passant par l’au-delà. C’est là qu’intervient Sam Bridges, qui sera chargé de voyager entre les secteurs pour reconnecter les humains isolés.
L’Uber et l’argent du beurre
Amené comme ça, Death Stranding ne paraît pas sexy, avec sa mine grisâtre et son climat tropical très limité. Pourtant, Kojima va se servir de la même approche que MGS pour le jeu d’infiltration. Pour transcender des quêtes de livraison, il faut y ajouter des systèmes de jeu ingénieux et crédibles qui forceront le joueur à ne pas se concentrer sur l’objectif mais bien sur le voyage qu’il s’apprête à entreprendre. Et c’est le contexte qui va tout changer. Au revoir les paysages plats et les chemins sans encombres des open worlds classiques, bienvenue aux panoramas escarpés et aux sentiers sinueux. Fortement inspiré des décors d’Islande, le monde de Death Stranding est d’une beauté glaciale et renversante. Les rochers s’amoncellent à perte de vue et chaque grimpette est une potentielle chute pouvant détruire votre précieuse cargaison. C’est sur les mécaniques de ces livraisons que le jeu va s’appuyer et faire fonctionner sa magie.
Pour complexifier le tout, Kojima va ajouter la gestion du poids, mécanique prépondérante au sein du titre. Chaque commande possède sa particularité, comme des colis fragiles ou sensibles à l’eau. Mais ils pèsent surtout un poids différent que Sam devra porter sur son dos pendant tout le voyage (en tout cas au début). Partir à poil sans aucun autre élément que l’objet de sa mission est très souvent suicidaire, surtout vu la topographie du terrain, et il faudra donc embarquer du matos pour atteindre sa destination. Échelles, ancres d’escalade, chaussures de rechanges, autant d’objets qu’il faut compter dans son barda et disposer sur les multiples emplacements de sa combinaison, en réfléchissant à la manière d’équilibrer le personnage. Un équilibre qu’il faudra maintenir régulièrement pendant votre marche en maintenant les deux gâchettes, car le moindre caillou peut faire trébucher Sam, surtout avec cent kilos dans les pattes. Et c’est sans compter les intempéries et les menaces qui pourront vous faire obstacle sur le chemin. En partant d’un simple concept de livraison, Kojima déploie une armada de features qui transforment les quêtes Fedex en de passionnantes balades en milieu hostile et désertique, ajoutant une dimension stratégique inattendue. Embarque-t-on cette échelle supplémentaire vu le dénivelé qui nous attend afin de passer par le chemin le plus court ? Ou s’allège-t-on au maximum pour aller au plus vite, au risque de tomber sur un précipice infranchissable ?
Mais les falaises glissantes et les rivières profondes ne seront pas les seules menaces de Death Stranding. Les MULES, puisque c’est d’eux que l’on parle, sont d’anciens livreurs ayant légèrement pété un câble et qui habitent désormais dans des camps éloignés des grandes villes. S’ils vous repèrent, ils attaqueront en groupe pour vous assommer et piquer votre cargaison, n’hésitant pas à lancer quelques javelots électriques pour vous ralentir sérieusement. Si on est content de retrouver de l’infiltration à ciel ouvert depuis MGS V, ce ne sont pas les parties les plus mémorables, la faute à une IA en carton qui ne pourra rien faire face à un camion qui lui fonce dessus.
Le véritable danger ne viendra pas des humains mais bien des Échoués. Dès que vous approchez d’une zone à risque, le bébé (BB) encapsulé sur votre ventre se met à réagir et détecte ces créatures invisibles grâce à un radar fixé sur l’épaule. Même si les Échoués apparaissent par intermittences, il faudra la majeure partie du temps avancer à l’aveugle en s’aidant du détecteur et de quelques armes défensives, que l’on prélève sur son propre sang. Attention à embarquer quelques poches de sang pour ne pas se trouver à court. Mais ces moments de tension offrent de merveilleuses séquences de flippe, puisque un seul contact avec eux suffira pour qu’ils tentent de vous emporter de l’autre côté et provoquent ainsi une néantisation ; une explosion gigantesque causée lorsqu’un humain entre en contact avec un Échoué. Il sera toutefois possible d’esquiver ces zones dangereuses, en s’aidant par exemple des prévisions météos ou d’un panneau qu’un autre joueur aura laissé sur le chemin.
Et dans les ténèbres les lier
Car oui, Death Stranding est un jeu multijoueur, et c’est même une composante essentielle dans l’expérience du titre. Tout l’univers tourne autour de la thématique des liens et des connexions entre humains, et pour amener cette dimension communautaire, Hideo Kojima a opté pour une approche à la Dark Souls. On n’y rencontrera jamais directement un autre joueur, mais chacun peut laisser des signes de présences qui peuvent aider ou non les autres. Ça peut aller de simples panneaux alertant sur la présence d’ennemis sur le chemin ou d’un point de vue incontournable jusqu’aux dons d’objets dans des casiers partagés que l’on peut construire où on veut. Mais cela va bien plus loin ! On aura l’opportunité de construire des réseaux de routes (prédéfinis) en y apportant suffisamment de matériaux trouvés ici et là. Des ponts peuvent alors apparaître pour faciliter la traversée d’une rivière, ou un générateur salvateur vous sauvera la vie en rechargeant votre véhicule alors que tout semblait perdu. Et ça fonctionne formidablement bien. Comment ne pas être touché par ce petit panneau « Encore un effort ! » au beau milieu d’une tempête de neige, ou par cette échelle laissée par un parfait inconnu qui débouchera sur un magnifique panorama ? On y accédera qu’une fois la région reconnectée au réseau, forçant le joueur à galérer un minimum, mais cet esprit d’entraide et de collaboration est un liant indissociable de Death Stranding et marche à merveille.
Si Kojima a su marquer son monde sur la saga Metal Gear, c’est bien grâce à ses scénarios élaborés et complexes, géniaux pour certains et complètement abscons et grotesques pour d’autres. En repartant sur des bases neuves, on était curieux de voir comment il allait rebondir. Fidèle à lui-même et à sa passion cinéphile, il embarque une tripotée d’acteurs pour incarner les différents personnages de son histoire. En sus de Norman Reedus, le casting sait mettre les formes avec un Mads Mikkelsen en grande forme, Léa Seydoux en personnage énigmatique gérant une autre société de livraison Fragile ainsi que Troy Baker, que l’on connaît surtout pour sa voix, qui a ici droit à son modèle 3D pour incarner Higgs, le grand méchant. Et tant qu’à faire, Kojima a aussi invité ses copains du 7ème art en créant DeadMan et Heartman, respectivement calqués sur Guillermo del Toro et Nicolas Winding Refn. On aura même droit à des caméos que vous croiserez sur la route, comme Edgar Wright ou Conen O’Brien, pour ne citer que les plus évidents. Bref, du beau monde.
Encore faut-il qu’ils sachent jouer la comédie en motion capture, et à ce petit jeu, force est de constater que la mise en scène et le moteur graphique font des merveilles. On est agréablement surpris de voir une Léa Seydoux tout en retenue dans un rôle plus secondaire mais attachant, ainsi qu’un Mads Mikkelsen qui brille par son absence sur la première moitié du jeu mais déballe tout son talent dans la dernière ligne droite. Norman Reedus, dont le nombre d’expressions se compte sur le doigt d’une main, remplit très bien son rôle d’avatar mutique et très froid. Mais les habitudes ont la vie dure et Kojima succombe parfois à des délires métas ou simplement gênants qui peuvent casser l’intention d’une scène. Son écriture n’est pas toujours subtile, surtout quand il s’agit d’inventer des noms de personnages chargés de symboles. On avait l’habitude avec les noms de codes de la saga Metal Gear, mais ce n’était pas franchement nécessaire ici. Il parvient néanmoins à saisir des très beaux moments, notamment sur l’arc narratif autour du personnage de Mikkelsen, probablement les meilleures scènes du jeu.
J’en ai mare de poix
Au fur et à mesure que l’on avance dans l’histoire, on prend conscience de la proposition unique du dernier jeu d’Hideo Kojima. Les livraisons ne sont tout au plus que des prétextes à pousser le joueur à avancer toujours plus loin, lui offrant des situations propices à l’émerveillement ou l’exploration. La thématique du lien et de la connexion fait sens à chaque instant : BB qui se rappelle à votre bon souvenir en gazouillant quand il est content, les multiples mails reçus par des clients heureux ou les constructions des autres joueurs qui égrènent le paysage de leurs loupiotes bleutées. Death Stranding ne trébuche jamais dans sa proposition, abreuvant continuellement le joueur de surprises et d’objets supplémentaires dans sa découverte de cet univers singulier où la mort n’est qu’un concept de science-fiction dont il détourne tous les codes connus.
Et pourtant, Death Stranding peut sembler étouffant de part son nombre ahurissant de détails et de sous-systèmes qui parsèment le jeu. Comme dans MGS, il y a énormément de features impactant le gameplay, certaines plus utiles que d’autres, quelques unes jamais explicitées clairement mais toujours dans l’optique de laisser le joueur faire à sa manière. Gérer l’équilibre en se penchant sur les côtés quand la cargaison est trop lourde, bien vérifier la profondeur des rivières avec son radar pour éviter que sa cargaison se fasse emporter par le courant, jauger l’emplacement potentiel des Échoués avec des prévisions météo, faire attention à son niveau sanguin quand on utilise son propre sang pour combattre. La mission sera toujours de faire des livraisons, mais grâce à la variété des paramètres à prendre en compte et leur originalité, Death Stranding parvient à conserver l’intérêt jusqu’au bout.
Par son scénario, Death Stranding est un pur produit Hideo Kojima – ce qui confortera autant les détracteurs que les aficionados – alternant des nombreuses séquences fortes mais aussi quelques facepalms de circonstance, tout en offrant une histoire mieux calibrée que MGS V. Mais Kojima est aussi le créateur d’un monde apocalyptique sublime, épuré et hostile, que l’on arpente en solitaire un pas après l’autre, cherchant la meilleure trajectoire avec 100 kilos sur le dos. Un jeu de livraison, certes, mais poussé à son paroxysme, où chaque mètre parcouru offre son lot de surprises : des ennemis invisibles ou non pour des séances d’infiltrations à ciel ouvert, quelques témoignages de joueurs bienveillants laissant une échelle ou un pont ici et là ou simplement la découverte d’un panorama extraordinaire, la routine dans cet incroyable voyage. Il faudrait plusieurs pages pour lister toutes les idées géniales que contient Death Stranding, merveilleux générateur à souvenirs. Chapeau bas monsieur Kojima.
Death Stranding
Développeur: Kojima Productions
Éditeur: Sony Entertainment
Prix: 60 euros
Plate-formes: PLAYSTATION 4 / PC (Été 2020)
Ça donne envie ! plus qu’attendre la version Pc ça va être long !