Dessine moi… Un cliffhanger

Dessine moi… Un cliffhanger

Imaginez… vous suivez une série haletante. C’est la fin de saison. Depuis 3 minutes, vous assistez à la phase “épilogue”. On est contents, le héros a gagné, il fait des papouilles avec l’héroïne. Il reste 22 secondes sur le timer. On attend le générique pour souffler. La porte sonne. Le héros va ouvrir. Il dit “qu’est-ce que vous faites ici ?” (1). Et il se prend une balle dans le torse et tombe. Générique.

Rien… mais alors rien à voir avec ce film. Ok ?

Pris dans une crise qui ferait passer le syndrôme de tourette pour une débauche de civilités, vous traitez les auteurs, la chaîne, le diffuseur de votre pays, l’éditeur du DVD, vos parents et votre épicier de tous les noms d’oiseaux existants. En plusieurs langues. Une réaction disproportionnée me direz-vous ? Pas vraiment, parce que vous savez que vous risquez d’attendre au mieux 5 mois, au pire 15 pour savoir la suite. Tout ça à cause d’un cliffhanger.

Littéralement, un cliffhanger, c’est se tenir accroché à une falaise. Va-t-on réussir à remonter, va-t-on tomber ? C’est la moelle du procédé : mettre un protagoniste dans une position difficile, impossible, bouleversante, dans le seul but de maintenir le fil qui tient le télésepectateur à sa série : le suspense.

La forme télévisée du cliffhanger vient du cinéma (oui, madame). Ca vient des sérials, l’ancêtre de la série télé, qu’on montrait au début des films pendant les séances, pour fidéliser le télespectateur. Chaque épisode se terminait avec un cliffhanger très fort (souvent en mettant le héros en danger de mort), et rarement très subtil. On trouvait, bien avant ça, des cliffhangers dans la littérature. Chez Dickens, par exemple. Si on remonte plus loin (au début, il y avait les dinosaures…), l’ancêtre de tout ça vient de la littérature arabe.

Les Mille et Unes Nuits, c’est la foire aux cliffhangers. Pour rappel, le Sultan Sharyar (spectateur), trahi par sa femme infidèle (le cinéma), décide d’épouser chaque jours une femme différente pour la tuer le lendemain (il zappe). Shéhérazade, la fille du Grand Vizir (le showrunner et la chaîne de télé), propose de se marier avec lui et use d’un stratagème pour rester en vie : lui raconter chaque soir une histoire dont la suite serait racontée le lendemain (diffusion d’une série avec cliffhangers). Tout ça dans le but de ne pas être tuée (être annulée).

Soap, une comédie feuilletonnante qui parodie les soaps (d’où son nom)

Le but du cliffhanger est de continuer à exister dans l’esprit du téléspectateur quand celui-ci n’a pas accès à sa série préférée. Le cliffhanger est un outil qui est à la fois lié à la télévision de qualité et la télévision de consommation la plus primaire. Originellement, on trouvait les cliffhangers dans les soaps de journée. Des oeuvres dont le but n’est pas la stimulation intellectuelle, loin de là. Ces histoires, qui avancent à la vitesse d’un escargot sous tranxène, quotidiennes, utilisent le cliffhanger à chaque fin d’épisode. Pour que le téléspectateur revienne, ne se pose aucune question sur la qualité du projet. On joue sur son attachement au personnage (entretenu par des mois de “connivence” quotidienne). “Que va-t-il arriver à… Brendon ? Va-t-il survivre ? Ashley est-elle vraiment sa mère ? Est-ce vraiment Brendon ou son jumeau malfaisant Brendan ?…”

La bascule entre soap pure et série de soirée (hebdomadaires, au budget plus conséquent) va se faire par deux séries qui entretiennent des liens avec le soap, puisqu’il s’agit de deux pastiches du genre : Mary Hartman, Mary Hartman et Soap, créées respectivement par Norman Lear et Susan Harris (deux personnes qui se connaissent bien, puisque la seconde avait travaillé pour le premier sur Maude et All in the Family). Utilisant les mêmes procédés “faciles” du soap pour faire avancer leur intrigue.

La couverture de TIME Magazine pour un évènement télévisuel sans précédent

Le cliffhanger connaît son moment de gloire ultime grâce à une autre dérivation du soap, le nighttime soap (rythme hebdo, gros budget, diffusion après 20 heures, mais même principe que le soap de journée). Le soap de luxe dont on parle, c’est Dallas. Ce grand cliffhanger, c’est « qui a tiré sur J.R. ? ». Avec ce procédé, la série a gagné considérablement en popularité. Le supense a même été entretenu, pendant l’absence de la série, par le fait que Larry Hagman en a profité pour négocier un nouveau contrat, refusant de revenir. A un moment avait même été imaginé le remplacer par un autre acteur (chirurgie esthétique, toujours une excellente idée). Quand la série revient à l’antenne, huit mois plus tard, les audiences sont incroyables (350 millions de téléspectateurs dans le monde)

Le procédé du cliffhanger trouve donc ses origines dans une télévision peu exigeante (si on excepte les deux pastiches précités, qui sont d’excellentes séries). Pourtant, il va permettre, par sa simple existence, de faire exploser les modèles d’écritures de la télévision américaine et créer une révolution narrative. Le soap qui s’invite partout, c’est la possibilité, pour les auteurs, de ne plus considérer leur série comme une suite d’épisodes indépendants les uns des autres, mais comme un tout lié par un fil rouge, parfois fin, parfois énorme. Une série comme Lost doit autant aux soaps de milieu de journée qu’aux précurseurs télévisuels de la science-fiction ! (2) Le cliffhanger, c’est l’arme ultime de la télévision feuilletonnante dans le sens large du terme, qu’elle soit basse de plafond ou exigeante.

24, une série qui s’est usée au contact des cliffhangers à répétition

Dans les dernières années, deux cas mettent en valeur la notion de cliffhanger : la saison 1 d’Alias, et 24. La première avait une structure narrative très particulière. Si chaque épisode était associé à une affaire différente, il y avait un décalage entre la diffusion et l’arche de l’affaire. Elle commençait dans l’épisode 1 (qui se terminait par un cliffhanger), pour se résoudre dans le 2, avant de lancer la seconde affaire… et ainsi de suite. Un procédé assez exigeant qui ne tiendra pas sur la longueur, mais qui rapprochait considérablement la série de la forme “Sérial”. Pour 24, c’est différent. Toute la série est conçue autour du concept du temps-réél, certes, mais est aussi une immense consommatrice de cliffhangers, qu’elle utilise dans toutes ses formes. On parle pour elle d’un hyper-feuilleton, le thriller dans sa forme la plus soap.

Il y a trois niveaux de cliffhangers, tous liés à l’absence de la série à l’antenne. L’une est évidente, celle de fin de saison. Des cliffhangers mémorables comme la fin de la saison 3 de Lost et Jack qui dit à Kate, alors que tous deux sont partis de l’île : “We have to go back”. Celle de la saison 1 de Twin Peaks, qui voit Dale Cooper se faire tirer dessus, Audrey Horne être captive du bordel local, Catherine Martell prise au milieu d’un feu… Sydney Bristow, dans Alias, qui se réveille en Chine après 2 années qu’elle a complètement oubliées. Once and Again avait montré qu’un cliffhanger pouvait aussi être subtil, comme celui de “A door about to open…” qui montrait les familles respectives des deux protagonistes à quelques instants d’en faire une seule. Un final qui soulevait de nombreuses questions, et qui annonçait un profond changement dans la série, tout en douceur.

Et évidemment, la satire du “Qui a tiré sur JR ?”, “Qui a tiré sur Mr Burns ?” des Simpson, premier (et jusqu’à dernièrement, unique) cliffhanger de la série, hommage très malin et drôle. Lors de la révélation du tireur, à la fin du premier épisode de la saison suivante, les fans ont été circonspects, voir outragés (c’est Maggie). Une fin alternative avait été tournée, incriminant Waylon Smithers, qui repartait avec seule punition une baisse de salaire. Finalement, Maggie était plus logique dans la volonté des auteurs de garder un statu-quo.

D’autres cliffhangers de fin de saison sont tombés à plat. Celui de Nip-Tuck, en fin de saison 2, laissait Christian Troy, sans possibilité de bouger, aux mains du carver. Le carver, pour rappel, violait ses victimes, puis les défigurait. Et les tuait, parfois. La saison 3 reprend avec une scène montrant McNamara fait l’éloge de Troy à son enterrement. Mais ce n’est qu’un cauchemar. Troy est toujours vivant, et surtout, pas du tout défiguré. A la lumière de cette résolution, on se dit que Maggie qui tire sur monsieur Burns, ça n’est pas si mal. Dallas a aussi commis un cliffhanger absolument révoltant, pas dans sa résolution mais dans son existence pure. En quatre mots : Bobby sous la douche. Un événement pas seulement choquant (3), mais aussi complètement idiot qui sous-entend que le téléspectateur a regardé une saison entière pour rien.

« Salut Holmes, c’est Moffat. Vas-y franco, je sais ce que je fais… »

Le cliffhanger de fin de saison est un jeu dangereux. Parfois, quand l’auteur sait exactement comment résoudre les pistes laissées en suspens (comme ce que prétend Moffat avec Sherlock saison 2, par exemple), on peut au pire être déçu, mais rarement être révolté. Hélas, le cliffhanger est aussi un artifice colossal. Il est très simple de créer le chaos à la fin d’une saison pour créer l’attente sans savoir comment résoudre. Après tout, pour Dallas, les auteurs ne savaient pas qui était le tireur. Simon Astier le confiait : il aime ne pas savoir lui-même comment il va résoudre ses fins de saisons sur Hero Corp. Il se retrouve dans la même situation que ses personnages, suspendu dans le vide, condamné à chercher du sens là où il n’y en a pas forcément au départ. Si le procédé a, pour lui, réussi jusqu’ici (en même temps, ça n’est arrivé qu’une fois, la seconde, c’est pour bientôt), c’est loin d’être une norme.

On a tous les DVD mais on va attendre… hein… voilà voilà… oh, tiens un magazine… super… pas impatient du tout, moi. Je tiens le coup. Un roc.

Le second niveau de cliffhanger intervient en fin d’épisode. Moins important mais notable quand même, il doit maintenir en haleine pendant une semaine. Ce type de cliffhanger ouvre sur un autre débat, celui du binge-watching. Quand on s’envoie 6 épisodes de suite d’une même série, on passe à côté d’un aspect important d’une série : la notion d’attente. C’est ainsi que les shows diffusés sur les networks et le câble sont conçus. Passer directement d’un cliffhanger à sa résolution atténue la force du cliffhanger. Mais c’est le cliffhanger lui-même qui a créé cet effet pervers. La question qu’on se pose habituellement devant un final en suspens, c’est “comment vais-je faire pour attendre de voir la suite ?”. La réponse, quand on possède toute une saison sur un DVD ou sur un disque dur, c’est “pourquoi pas tout de suite”. En se forçant à attendre, on agit presque comme un moine, mû par le respect total de l’oeuvre, de son rythme (4).

Le troisième niveau de cliffhanger, c’est à l’intérieur de l’épisode, entre les actes. Générés par la coupure pub, ces mini-cliffhangers sont, pour le coup, généralisés à tous types de séries, qu’elles soient feuilletonnantes ou procédurales. Les coupures pubs aux USA sont plus nombreuses, et le nombre d’actes dans les séries ont augmentées dans les dix dernières années, passant de 4 à 7, pour augmenter le nombre de plages de pubs. C’est mercantile, c’est rageant, mais c’est aussi ce qui tient le business en vie.

Le cliffhanger est un outil de frustration qui, quand il est bien utilisé et géré, crée des moments de télévisions mémorables. Il est une preuve tangible de l’attachement qu’on porte à une série, qu’il soit dû à la richesse de sa narration, à sa drôlerie, ou à l’empathie que génèrent les personnages. C’est aussi, hélas, un outil qui peut mettre en valeur tout ce qu’il y a de factice dans la construction d’un récit. Un artifice qui stigmatise l’aspect manipulateur du scénariste.

Attendez…

Quelqu’un frappe à la porte.
Oui, bonjour ? Qu’est-ce que vous faites ici ? Et pourquoi êtes vous armé ? Oh mon Dieu…

 

(1): Ploum-ploum, l’air de rien on installe un gros doute chez le téléspectateur
(2): J’en ai entendu trois qui en sont tombés de leur chaise, faut vous en remettre, les gens ! (ou prendre des chaises avec accoudoirs)
(3): Bobby était mort durant toute la saison 1985-86. C’était en fait un rêve. Toute la saison prenait place dans l’esprit de Pam Ewing. Sacré rêve, quand même !
(4): Il doit bien y avoir certains extrémistes qui poussent le vice jusqu’à regarder les shows en respectant leur calendrier de diff, en regardant les épisodes “thanksgiving”, “noel”, “halloween” dans les périodes concernées.

PS : Lisez cet article du New Yorker d’Emily Nussbaum. En anglais dans le texte. S’il partage quelques arguments de notre article, il pousse plus loin certains aspects.

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