Dessine-moi… un showrunner

Dessine-moi… un showrunner

Aaron Sorkin, auteur fascinant, showrunner vampirisant

Depuis les débuts du Daily Mars, on utilise le terme showrunner dans nos encarts fiches techniques sur les séries télé. Et on y tient. En France, on a tendance à limiter les séries à leurs créateurs, ou pire, au réalisateur du pilote (Boardwalk Empire de Martin Scorcese, ou très longtemps 24 de Stephen Hopkins). Il faut dire que la fonction de showrunner n’a pas d’équivalent en France. Ni de traduction. Chez nous, au Daily Mars, on emploie pourtant ce terme, parce qu’il nous semble capital.

Mais si la plupart de nos lecteurs sont familiers du concept, d’autres doivent se demander ce qu’est un showrunner. Ou, même s’ils ont une idée de ce que ça représente (en gros, c’est le chef de la série), ils ne connaissent pas son fonctionnement, ni ses particularités. Sans prétendre détenir la science infuse sur le sujet, nous allons essayer de brosser un portrait-robot de ce « faiseur de séries », ce rouage indispensable à tout show US.

Sans connaître le terme showrunner, on connaît souvent ceux qui possèdent ce titre. Chris Carter (X-Files), Matthew Weiner (Mad Men), Kurt Sutter (Sons of Anarchy), Alan Ball (True Blood, 6 feet under), Shawn Ryan (The Shield), Aaron Sorkin (The West Wing, Newsroom), Vince Gilligan (Breaking Bad)… impossible, si on s’intéresse de près aux séries, d’être passé à côté de ces noms-là. Tous de grand talent, des personnalités, des leaders… et des scénaristes qui ont dû, pour tenir les rênes d’un show, apprendre d’autres métiers.

Un showrunner est, à l’origine, un producteur exécutif (dans le sens américain du terme, c’est à dire un producteur qui intervient sur tout le créatif d’une œuvre, et pas le technique). C’est à la suite d’une multiplication du poste d’executive producer sur certains projets que le terme showrunner a vu le jour, afin de différencier les producteurs annexes de celui qui gère réellement la série au jour le jour.

Chris Carter, éleveur de showrunners depuis 1993

Le showrunner donne son avis sur tout. C’est, comme on peu l’entendre dans la bouche de bon nombre d’entre eux au Nerdist Writers Panel (1), le CEO d’une entreprise qui s’appelle « série télévisée ». Il peut avoir son nez dans le casting, dans le choix des lieux de tournage, le choix des réalisateurs, il monte son équipe d’écriture et la manage, il peut être présent sur le tournage, à la salle de montage… Son champ d’action est quasiment infini. Il ne doit de compte qu’au studio et à la chaîne. Personne n’est au-dessus de lui.

Si, au final, son rôle s’apparente à celui d’un producteur pur et dur, ou se rapproche du poste de réalisateur au cinéma, c’est dans son pedigree qu’il faut chercher sa grande spécificité: c’est un scénariste. Un créatif pur jus. Tout le système des séries américaines tient sur les épaules d’un homme qui sait écrire, qui vit dans l’imaginaire, à qui on demande, le jour béni où sa série entre en production, de devenir responsable du boulot de centaines de personnes, à la tête d’un budget de plusieurs millions de dollars.

John Wells, l’anti-Sorkin

Si son champ d’action est en théorie sans limite, aucun showrunner ne fonctionne de la même manière. La fonction change selon l’ADN-même du showrunner. Dans un récent podcast, Lauren Hissrich parlait de son expérience sur The West Wing qui connu deux showrunners: Aaron Sorkin et John Wells (ER, Thrid Watch). Le premier était omni-présent dans la salle d’écriture, et repassait systématiquement sur tous les épisodes écrits par les autres, réclamant d’ailleurs que les scénarios soient expurgés des dialogues. Le second travaillait complètement différemment. Il ne réclamait que 3h de présence par jour à ses auteurs, pour planifier les arches et définir les épisodes, puis les laissait écrire. D’abord parce que c’était dans son intérêt, Wells pilotant à l’époque plusieurs shows en parallèle. Deux méthodes qui n’ont rien à voir, alors que sur le papier, ils avaient le même poste.

Certains comme Vince Gilligan avouent passer de meilleurs moments sur le tournage, et en viennent à haïr les souffrances de la salle d’écriture. D’autres, comme Josh Friedman pour The Sarah Connor Chronicles, faisaient travailler deux salles d’écriture en même temps : une pour trouver des idées, l’autre pour organiser les idées dans la saison (salles qu’il surnommait respectivement « making shit up-room » et « getting shit done-room »). Vous avez aussi les extrêmes inverses, avec un David E. Kelley qui prend tout à son compte et réécrit la totalité des scripts (à la Sorkin, pas étonnant que les voix de ces deux auteurs soient aussi imposantes dans leurs oeuvres), et un Chris Carter, qui lui, délègue et responsabilise (et, de fait, a formé de nombreux showrunners durant X-Files).

Damon Lindelof, showrunner contrarié

Damon Lindelof le confiait, ce poste de showrunner, il n’en voulait pas vraiment. Lorsque Lost a commencé, il a créé le personnage de Jack, médecin qui devient chef de groupe par défaut, sans vouloir être chef. Miroir quasi-parfait de son auteur, showrunner malgré lui. Dans un entretien avec Ben Blacker, il confira avoir géré la salle d’écriture au jour le jour, expliquant s’être plusieurs fois demandé, en reprenant certaines pistes narratives, ce qui leur était passé par la tête, et comment ils allaient pouvoir retomber sur leurs pattes.

CSI est un autre cas, où ici nous avons un créateur (Anthony Zuiker) qui ne fait pas office de showrunner. Zuiker avait une trentaine d’années lorsqu’il a pondu le concept de CSI, qui est devenu une des franchises les plus rentables de l’histoire de la télévision, donnant naissance à 2 spin-offs. Malgré la présence de son nom au générique en tant que créateur et producteur exécutif, Zuiker ne dirigeait pas la salle d’écriture, parce qu’il n’avait aucune expérience. On est face au cas d’un scénariste gonflé, sur de lui, qui a présenté un concept au culot, mais à qui les executifs de chez Bruckheimer n’ont pas donné la responsabilité de la série. C’est Carol Mendelsohn, scénariste chevronnée, qui tenait les rênes

Carol Mendelsohn, showrunner de CSI

Zuiker, pour autant, faisait partie de l’équipe, débarquant souvent en plein travail, balançant une idée et repartant. Zuicker est décrit comme un garçon brillant mais gentiment dérangé, qui se balade en voiture de luxe avec des plaques d’immatriculations « cre8or ». Le boulot de showrunner réclame d’avoir la tête froide, ce dont Zuiker semblait totalement incapable.

Mendelsohn fait hélas partie d’une catégorie marginale de la profession: les femmes showrunner. Si la tendance s’infléchit à mesure que les années avancent, il y en a encore très peu. En vrac, cette année, on pourrait citer Liz Meriwether (New Girl), Mindy Kalling (The Mindy Project), Whitney Cummings (Whitney et 2 broke girls), bien sûr la favorite de Nicolas Robert, Shonda Rhimes (Grey’s Anatomy, Private Practice, Scandal), Lena Dunham (Girls), Julie Plec (en collaboration avec Kevin Williamson pour Vampire Diaries), Dee Jonhson (Nashville)… En octobre, le site Hollywood Reporter a fait un liste des 50 showrunners qui comptent. 14 femmes y sont recensées, dont celles que nous venons de citer (via Indiewire). Une non-proportionnalité qui surprend encore de nos jours. Pour certaines, les salle d’écriture de comédies restent des « boys club » où il est très compliqué de trouver sa place. Dans le drama, on sent une ouverture plus grande (Mad Men, par exemple, même si elle est showrunnée par un homme, fait travailler une majorité de femmes scénaristes). Ce qu’il y a d’étonnant dans cette liste, c’est hormis quelques exemples (Mendelsohn en fait partie), les femmes showrunners dirigent des séries sur… des femmes. Citons Jane Espenson « Good writers can write across the gender line. ». Après cette parenthèse un peu désenchantée, revenons aux showrunners.

Everybody loves Joss Whedon… now

Il n’existe pas, en réalité, de bonne méthode pour diriger une salle d’écriture. Surtout, repasser derrière tout le monde n’est pas le seul moyen que la série possède la voix de son auteur. Si dans certaines séries, c’était  le cas (comme Seinfled, où tous les scripts étaient ré-écrits par Jerry Seinfeld, et Larry David durant les 6 premières saisons), pour d’autres, comme les séries de Joss Whedon, ça n’était pas le cas. Buffy, Angel, Firefly, autant de shows dont les auteurs se souviennent comme d’un effort collaboratif. Et pourtant, le ton « Whedon » est bien là.

D’autres, enfin, agissent comme des professeurs. Impressionnants et presque inaccessibles. David Milch fait partie de cette race. C’est un génie, mais aussi un type instable. Il a eu des problèmes d’addictions assez forts (drogue, alcool, jeu) qui lui valurent d’être viré de NYPD Blue par son ami Steven Bochco. Milch est décrit comme quelqu’un de fascinant, dont on boit les paroles, et qui adore s’écouter parler. Jed Whedon (frère de) parle de son passage sur Deadwood comme une période formatrice capitale, aussi destabilisante fut-elle (Milch « écrit » allongé, en dictant à son assistant).

Stephen J. Cannell, celui qui lançait ses pages de scénario en l’air.

Dans la plupart des cas, le boulot de showrunner semble être un mixe à 50-50 d’une fonction d’auteur et une autre de producteur. Dans les années 80, pourtant, la répartition semblait plus en faveur de l’aspect production. Aaron Spelling et Stephen J. Cannell (qui pourtant se définissait lui-même comme un scénariste) étaient des hommes d’affaires puissants, redoutables et efficaces, mais qu’on imaginait mal passer un temps fou devant leur machine à écrire plutôt qu’en réunions ou au téléphone. Aujourd’hui, le cas le plus proche de ce modèle, c’est Josh Schwartz, qui met à l’antenne 90% des progammes de la CW.

Schwartz n’est quasiment plus crédité au scénario des épisodes de ses séries. Pourtant, le bonhomme garde une image de jeune gars sympathique, de générateur de succès populaires cools. C’est lui aussi, un homme d’affaire redoutable, un concepteur de succès. La seule raison pour laquelle on ne l’imagine pas comme étant un requin vient certainement de la nature de son principal patron, la CW, une chaîne aux audiences confidentielles. Si Schwartz travaillait pour CBS, il ferait bien plus peur.

Un showrunner ne décide quand même pas de tout, même s’il voit tout. La décision finale vient de la chaîne, bien sûr. Le secret pour qu’une chaîne vous laisse bosser tranquillement : que votre show soit un succès. Si ce n’est pas le cas, votre vie se résume à un compromis constant. Avant d’être un succès, avant que la série soit à l’antenne, le showrunner peut avoir de mauvaises surprises. Terriers avec sa promo débile, a dû rester un peu en travers de la gorge de Shawn Ryan, par exemple.

Shawn Ryan, showrunner qui aime passer du câble aux grands networks

Shawn Ryan est aussi un cas à part. La plupart du temps, les auteurs qui touchent au câble ne reviennent pas sur les networks. On n’imagine pas un Matt Weiner ou un David Chase (surtout que môssieu veut faire du cinéma depuis la fin des Sopranos) bosser pour ABC ou NBC. Ni David Milch. Ni Aaron Sorkin. Mais ça ne dérange pas Ryan, qui est passé de The Shield (succès public et critique, fondateur de la « marque » FX) à The Chicago Code et Last Resort (pour Terriers, il n’était pas créateur du show) pour la FOX. Aujourd’hui, on parle de lui pour une série HBO. Pas impossible qu’il repasse à un network après ça. C’est dans la nature du bonhomme…

On ne peut pas mentionner le showrunner sans parler du réalisateur. Il existe plusieurs formes de réal’ de séries télé. Il y a celui qui va se charger du pilote et aura une influence majeure sur le projet. En accord avec le showrunner, il va définir l’esthétique générale de la série, poser ses bases visuelles (comme Hoblit pour NYPD Blue avec sa caméra instable). Les réalisateurs des épisodes suivants sont là pour copier un modèle en intervenant par touches légères pour le faire évoluer (ou dans le cas des réalisateurs de Boardwalk Empire, le souci majeur était de faire à peu près aussi bien que Scorcese avec 10 fois moins d’argent). Certains de ces réals ont une double-casquette: il y a parmi eux des scénaristes qui veulent se diversifier, ou bien des acteurs qui ont envie de briser la routine.

Mais quoi qu’il arrive, aucune décision majeure n’est prise par le réalisateur sans passer par le showrunner, cet être omni-présent. Si les américains ont bien compris quelque chose (comme les britanniques et les nordiques – en gros, les pays dont les fictions s’exportent le mieux), c’est qu’il faut mettre le scénariste au cœur du processus créatif d’une série, quitte à le former à d’autres activités. Évidemment, le poste de showrunner n’est pas exempt de problèmes: il a tendance à épuiser, rincer, vider. Si votre show dure 5 ans, c’est 5 années sans vacances, à vivre pour votre série. Pas étonnant que certains showrunners ne possèdent qu’une réussite majeure dans leur bio.

Vince Gilligan, peur du vide après Breaking Bad

Vince Gilligan l’avouait, humblement, toujours au Nerdist Writers Panel: la fin de Breaking Bad est une source de soulagement pour lui, mais aussi de craintes. Il pense (peut-être à tort), que jamais plus il ne sera à la tête d’une telle série, qui dure depuis longtemps et qui ravi les critiques. Là dedans on peut lire un aveu: il a certainement peur de ne plus avoir l’énergie d’être cette personne. D’être un showrunner.

Cette fonction, au final, c’est Ken Levine, scénariste entre autres sur Cheers, The Simpsons, Frasier, Everybody loves Raymond… qui en parle le mieux sur son blog (qu’on vous conseille ardemment) :

« Un Showrunner supervise la totalié de la production et c’est lui qui donne le ton, la direction créative de la série. Il embauche les scénaristes, l’équipe de tournage, les réalisateurs. Il gère le budget. Il valide l’arche narrative, dit aux scénaristes quels épisodes ils vont écrire, les ré-écrit, et décide à quel moment les scripts sont validés. Il fait le casting. Il gère les relations avec la chaîne et le studio. Il valide les lieux de tournage, les costumes, la fête de Noël, le générique, les épisodes destinés au web, et dans les tournages à une caméra, impose au réalisateur le style qu’il souhaite pour sa série. […] D’un côté vous vous dites « Génial ! Il a la totalité du contrôle artistique de l’œuvre ! ». D’un autre, vous vous demandez « Ca à l’air épuisant. Et en plus il doit fournir un épisode par semaine ? Comment fait-il pour avoir le temps de faire tout ça? ». Réponse : il n’a pas le temps. Et c’est là tout l’art d’être un showrunner » Ken Levine, le 11 aout 2012.

(1) : Ce podcast a servi de base à cet article, et globalement, si vous êtes bilingue et intéressé par les coulisses des séries, ou par l’écriture, vous devez l’écouter.

Partager