
Dexter – Solitaire en série : Anne-Claude Ambroise-Rendu, La Solitude du Serial Killer
On ne répétera jamais assez l’importance d’ouvrages, voire de collections, célébrant la série comme un art, et cherchant à regarder au-delà des images et des mots. Les éditions Presses Universitaires de France (PUF) ont, depuis quelques années, investi le champ télévisuel dans une suite de livres consacrés à des œuvres anciennes ou récentes, du Prisonnier à Grey’s Anatomy en passant par Six Feet Under ou Lost. Mené par Jean-Baptiste Jeangène Vilmer et Tristan Garcia, la collection accueille un nouveau venu, Dexter, Solitaire en série par Anne-Claude Ambroise-Rendu, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Limoges. L’occasion de revenir sur l’un des plus célèbres tueurs en série de la télévision.
Avec Dexter, la chaîne Showtime s’est inscrite dans le paysage des chaînes qui comptent, jusqu’à tutoyer la place hégémonique d’un HBO en roi du câble. Phénomène dès sa première année, la critique la consacra pendant quatre saisons, avant de s’éteindre dans un mouvement inverse, retour de vague impitoyable de l’œuvre qui a duré trop longtemps. Pire qu’une (mauvaise) habitude, Dexter n’est plus une simple série dans le paysage, mais celle un peu gênante, se parodiant au point d’en devenir embarrassante. Et son final restera dans les annales des accidents industriels. La longévité excessive des succès que l’on ne veut pas éteindre ne doit pas remettre en cause la réussite des quatre premières saisons et minimiser leur richesse thématique, symbolique et dramatique. Anne-Claude Ambroise-Rendu aborde la série avec un regard neutre, analytique, où l’érudition expire à chaque mot, même quand l’auteur s’emploie à aligner quelques évidences. Le profil psychologique de Dexter ne représente un secret pour personne quand il s’agit de décrire ses différentes identités, la vraie qu’il dissimule, la fausse qu’il révèle.
Le principal problème de l’ouvrage se situe dans la neutralité critique que l’auteur affiche. Voir la métaphore, comprendre la logique psychologique fonctionnent moins bien dans une série qui multiplie les incohérences dramatiques ou les schémas narratifs préconçus. Ne pas prendre en compte la déchéance de la série dans ses motifs répétitifs, c’est diriger un regard avec des œillères et voir uniquement ce que l’on souhaite y trouver. « C’est cette représentation de la solitude qui épuise en quelque sorte la psychologie du personnage, qui épargne à la série de s’embourber dans les considérations infinies sur la normalité ou l’anormalité d’un tueur compulsif, qui l’emmène sur la voie d’une méditation métaphysique sur la condition et la liberté humaine ». Or, cette solitude répétée que les auteurs ont tenté de casser régulièrement (Miguel Prado, Lumen, Hannah…) a fini par entraîner la série par le fond, à force d’usage répété d’un motif devenu lassant. Le symbole peut fonctionner sur une base théorique pour se fracasser sur les bases d’une appréciation critique.
Anne-Claude Ambroise-Rendu révèle des pistes intéressantes, notamment sur le rapport qu’entretient Dexter avec l’archétype du super-héros. « Dexter assume la fonction des super-héros : transgresseur, hors-la-loi, mais doté d’une telle charge positive, que ses actes s’insèrent très exactement dans tous les interstices que l’intégration des règles du vivre ensemble et de la police des mœurs n’ont pas réussi à occuper. » Si la définition fonctionnerait tout aussi bien pour un vigilante, elle se teinte d’une dimension plus positive quand il s’agit d’énumérer quelques caractéristiques : la notion de double identités ou d’identité cachée, le costume (coloré et ample le jour, sombre et ras du corps la nuit) et un ennemi saisonnier qui atteint une dimension symbolique pour le héros (son frère dans la première saison, lui-même par l’intermédiaire de Doakes dans la seconde, l’apprenti dans la troisième, un éventuel futur lui, le trinity killer, dans la quatrième,…).
Seulement l’auteur n’oublie pas que la série s’appuie sur une morale discutable et démontre que Dexter, tout positif qu’il peut être, reste un serial killer façonné par son père adoptif, une psychiatre (Dr Vogel) et le Code : « Il est donc clair que la justice pratiquée par Dexter n’est pas la justice, mais une compensation sanglante de sa naissance sanglante. » Ce Code, qui ordonne à Dexter de ne tuer que des gens qui le « méritent », pousse la série à revendiquer cette position trouble, d’offrir un visage sympathique à un tueur, de lui offrir de l’empathie et de réveiller quelques instincts vengeurs. Un danger, presque, que l’auteur ne stipule pas mais que l’on peut comprendre dans quelques réflexions. « Dexter est un nettoyeur, le représentant d’un hygiéniste pénal ». Et l’on saisit que le tueur en série est le produit d’une idée un peu malade qui s’est chargée d’encadrer ses mauvais penchants par la création d’un modèle de réflexion. Le but n’étant pas de « guérir » Dexter mais d’accorder ses pulsions meurtrières à une variation de la loi du Talion, « On ne guérit pas le fou, on l’intègre, on le transforme en agent utile d’un eugénisme social qui le rend du coup supportable pour la collectivité. »
Il existe un rapport entre la propreté de ses exécutions et le fait qu’il débarrasse la société de monstres ayant échappé à la justice. Ses rituels de meurtres sont l’exact opposé de sa seconde naissance. Anne-Claude Ambroise-Rendu observe une singularité dans les différents actes meurtriers de Dexter. Ses exécutions sont froides, cliniques. L’environnement est contrôlé, réfléchi. Son bras vengeur dressé par le Code intervient comme un geste expiatoire, acte d’un destin approuvé, façon juge et bourreau. Toute l’évolution de la série tiendra dans l’humanisation progressive de Dexter, son ouverture aux émotions et sa rébellion face au Code : « Ce retour à la sauvagerie dans une entreprise que [Dexter] s’efforce d’aseptiser et de neutraliser sur le plan affectif est une nouvelle étape dans sa libération à l’égard du Code ». Et de remarquer que l’arrivée de sentiments chez le personnage, son ouverture vers d’autres gens, son évolution ont peut-être conduit la série vers sa déchéance. Ce déséquilibre progressif a amené les auteurs dans une position inconfortable où ils n’ont su trouver le juste milieu à cette marche en avant.
La lecture de l’ouvrage démontre aussi bien la richesse de la série que la frustration de sa chute. Nous regretterons que l’auteur ait préféré taire les errances narratives dont fut l’objet Dexter, à partir de la quatrième saison, comme si la valeur du symbole importait davantage que son intégration dans un processus dramatique stable. Nous comprenons que pour les besoins de son analyse, elle a préféré orienter son point de vue. Le risque d’une telle démarche est de voir son travail balayé par un sentiment d’agacement où l’on voudrait nous présenter la série plus belle qu’elle ne l’est en réalité. Demeure des réflexions intéressantes, une lecture savante d’une série qui aura été autant bonne que mauvaise et dont on ne sait plus trop quoi penser aujourd’hui.