Doctor Who : les 5 failles du showrunner Steven Moffat

Doctor Who : les 5 failles du showrunner Steven Moffat

Steven Moffat, showrunner des trois dernières saisons de Doctor Who

Personne ne pourra remettre en cause le talent de scénariste de Steven Moffat. Même ceux qui n’en sont pas fans (il y en a par ici) doivent lui concéder son sens du rythme et son imagination débordante. Mais un scénariste brillant fait-il forcément un bon showrunner ? Depuis son arrivée à la tête de Doctor Who, cette idée est contestée, et ne l’a jamais été autant que lors de la septième saison, en cours de diffusion sur France 4. Récapitulatif de ses failles en cinq points.

(Spoilers notice : j’ai vu la totalité de la saison 7, y compris sa deuxième partie qui sera diffusée à partir du 15 juin sur France 4. Sans être orienté spoilers, cet article y fait nécessairement référence.)

1) Steven Moffat n’a jamais trouvé sa Julie Gardner

Les premières années du retour de la série ont été personnifiées par le scénariste Russell T Davies. Il ne fait pas de doute que celui-ci a injecté beaucoup de lui-même dans la série, dans les scénarios, bien sûr, mais aussi dans la manière dont la série était produite. Néanmoins, cette époque était moins l’histoire d’un homme que celle d’un duo.

Julie Gardner, productrice exécutive de la série pour le compte de la BBC (l’équivalent du chargé de programme de la télévision française, en beaucoup, beaucoup plus impliqué) et directrice du département fiction de BBC Pays de Galles, était la seconde moitié de cette équipe à l’efficacité redoutable. Le duo avait déjà collaboré précédemment sur la mini-série Casanova, à partir de laquelle Julie Gardner a en quelque sorte remplacé la première productrice de Russell T Davies, Nicola Schindler, qui l’avait accompagné sur Queer as Folk, Bob & Rose et The Second Coming. Le lecteur du Writer’s Tale de Davies et Benjamin Cook comprend vite l’importance qu’avait Gardner, parfaitement en phase avec le scénariste et capable de l’orienter efficacement.

Pour citer une anecdote parmi d’autres, au moment de plancher sur le premier jet de « The Waters of Mars », RTD s’était retenu d’écrire le suicide final d’Adélaïde Brooke. Il y pensait mais il avait peur que cela soit trop violent pour la série. Dès sa première lecture, Gardner lui avait fait remarquer que l’histoire qu’il avait écrite aurait dû logiquement se conclure par la mort du personnage. La direction à deux têtes de Doctor Who avait alors été célébrée en chanson par David Tennant, Catherine Tate et John Barrowman.

Steven Moffat, lui, n’a jamais bénéficié d’une telle complicité créative. Dans un premier temps, c’est Piers Wenger qui occupe l’ancien poste de Julie Gardner. Mais rapidement, il fait venir une deuxième personne pour alléger sa part de travail, Beth Willis – le duo devient alors un trio. Wenger et Willis quittent la BBC après deux saisons et sont remplacés par Caroline Skinner qui ne reste qu’une saison avant de claquer la porte début 2013. Brian Minchin vient d’arriver pour la remplacer. Clairement, cette valse des producteurs est un handicap pour Steven Moffat, mal cadré, mal soutenu, au risque de partir en roue libre. Un handicap qu’il ne rencontre pas sur Sherlock, solidement pilotée par son épouse.

2) Des auteurs-showrunners sinon rien

C’est un choix délibéré de Steven Moffat. Il veut des scénaristes ayant le statut de showrunner pour écrire les épisodes de Doctor Who. C’est une rupture par rapport à la période précédente au cours de laquelle des scénaristes totalement débutants tels que Tom MacRae, James Moran ou Helen Raynor ont pu faire leurs premières armes.

Évidemment, c’est une charge de travail en moins pour Moffat et pour les scripts editor (l’équivalent de nos directeurs littéraires) puisque ces scénaristes-showrunner ont beaucoup moins besoin d’être accompagnés tout au long de la conception et de l’écriture de leur épisode. Mais est-ce que cela fournit vraiment de meilleurs épisodes ? Finalement, on peut en douter. Les Chris Chibnall, Mark Gatiss ou même Neil Gaiman peuvent aussi défaillir. Surtout, l’accompagnement serré des scénaristes plus verts permettait certainement une meilleure cohérence artistique, sur la caractérisation des personnages ou l’ambiance d’une saison donnée. Qu’une série ait un point de vue d’auteur, c’est bien. Qu’elle empile ceux de cinq ou six showrunners différents pour fabriquer une saison de 13 épisodes, cela l’est sûrement moins.

On peut aussi mentionner que cette exigence renforce la difficulté de trouver des scénaristes de sexe féminin pour écrire sur la série. Aucun épisode n’a été signé par une femme depuis trois saisons.

3) Écrire, c’est réécrire

Russell T Davies, ancien showrunner dont l’ombre porte encore beaucoup sur la série

C’est une conséquence directe du point précédent : un scénariste ayant atteint le statut de showrunner n’accepte plus d’être réécrit par un autre. Si des modifications doivent être apportées à son épisode pour des raisons éditoriales, c’est lui qui sera chargé des versions suivantes.

Il y avait une poignée d’auteurs-showrunners qui n’étaient pas réécrits à l’époque de Russell T Davies (Steven Moffat en premier lieu, ainsi que Chris Chibnall) mais la quasi-totalité des épisodes étaient abondamment revus par le showrunner, comme c’est le cas sur la très grande majorité des séries américaines. La série y gagnait énormément en unité de style et de ton.

Initialement, l’approche de Steven Moffat avait des aspects séduisants : la série laissait de la place à d’autres univers forts, comme celui de Richard Curtis (« Vincent and the Doctor ») ou de Neil Gaiman (« The Doctor’s Wife »). Mais quand Steven Moffat explique (dans sa rubrique de Doctor Who Magazine) que sa lecture sur table préférée fut celle de l’épisode « Night Terrors » de Mark Gatiss tout simplement parce que n’ayant pas lu la dernière version du script, il découvrait les blagues dans le bouche des acteurs (!), on commence à s’inquiéter. De fait, avec le temps s’est imposé l’impression d’une série disjointe dont les épisodes n’ont plus de rapport les uns avec les autres et dont les saisons ne parviennent pas à construire un véritable propos.

4) L’ellipse comme échappatoire

Il existe une faille dans l’écriture de Steven Moffat, béante maintenant qu’il gère une série longue installée dans la durée. Il ne sait pas écrire l’évolution d’un personnage ou d’une relation entre deux personnages. Ces évolutions surviennent malgré tout pendant son run, mais elles sont systématiquement ellipsées : elles surviennent entre deux saisons, ou entre deux épisodes.

A la base, il y a déjà un malentendu sur ce point. Pour Steven Moffat, le Docteur est un personnage qui n’évolue pas, et les histoires de la série sont forcément racontées depuis le point de vue des Compagnons, qui sont ceux qui changent au cours du récit. C’était peut-être relativement vrai dans la série classique (et encore, même à ce niveau, j’ai des réserves sur cette thèse), mais Russell T Davies a résolument changé cela, pour le meilleur. Pendant ses quatre saisons et demie, le personnage du Docteur avait des arches d’évolution claires et graduées qui permettaient une parfaite empathie avec lui.

Rien de tout cela chez Steven Moffat. Les rares changements qu’il insuffle au Docteur sont brutaux et déconcertants (comme celui qui intervient entre « The Angels Take Mahnattan » et « The Snowmen »). Racontée du point de vue des Compagnons, son histoire devient disjointe. Les quatre saisons de Davies racontaient quatre années de la vie du Docteur, en ‘‘temps réel’’. Les trois saisons de Steven Moffat l’ont vu vieillir d’au moins trois cents ans (j’ai même un peu perdu le compte : quand a-t-il donné son âge pour la dernière fois ?). Bref, le Docteur a petit à petit été ramené à un statut de zinzin de l’espace dont il est difficile de partager les émotions. Croire à son histoire d’amour avec River Song, par exemple, était un véritable acte de foi. Je fais partie de ceux qui ont réussi, mais force est de reconnaître que la démarche n’est pas la bonne. Pour combler cette absence de chair et de cœur, Steven Moffat use et abuse de mystères. Au-delà de la répétitivité du procédé, à force de chercher à imbriquer ses énigmes les unes dans les autres et à surprendre, il a surtout réussi à construire un édifice parfaitement dénué de sens. Tout dans la carrosserie, rien dans le moteur.

Des personnages comme les Compagnons, ou River Song elle-même, sont par ailleurs handicapés par le fait de n’exister que lorsqu’ils ont quelque chose d’important à faire dans leur histoire / leur mystère. Rien n’a plus manqué à Song que quelques épisodes de character development, des histoires dans lesquelles elle aurait simplement vécu une aventure avec le Docteur sans révélation particulière sur le personnage.

Matt Smith is cool. Reste l’impression persistante d’un talent un peu gâché.

5) Le pitch façon movie poster plutôt que vraie histoire

Puisque la série ne dispose pas d’un véritable atelier d’écriture (c’est-à-dire qu’elle ne réunit pas des scénaristes dans une pièce pour réfléchir ensemble à la saison, la Grande-Bretagne considérant généralement que c’est une forme d’écriture trop chère, hormis pour les soaps quotidiens ou hebdomadaires qui assurent un volume d’au moins quarante épisodes par an), c’est le showrunner – chef d’orchestre qui distribue la plupart des points de départ d’intrigue aux différents scénaristes. Ceci permet d’assurer une variété de thèmes et de cadre : il faut s’assurer d’une bonne répartition des épisodes situés dans le passé ou dans le futur, sur Terre ou dans l’espace.

Mais la notion de pitch peut grandement varier. Ceux distribués par Russell T Davies étaient précis et fourmillaient de détails, comme le révèle là aussi The Writer’s Tale, notamment au travers de l’exemple de « The Fires of Pompeii » qu’il développe.

Steven Moffat se contente désormais d’instructions nettement plus laconiques, la baseline des fameux posters de blockbusters de cinéma auxquels il veut que la série se compare. ‘‘Des dinosaures dans un vaisseau spatial’’, un ‘‘voyage au centre du Tardis’’, ces briefings laissent beaucoup de place à l’imagination des scénaristes. Une place qu’ils peinent à combler. Ils en portent certes une part de responsabilité, mais c’est une situation typique de la part de scénaristes freelance, partagés entre plusieurs responsabilités, et qui n’ont pas le temps de s’immerger totalement dans l’univers de la série comme le showrunner peut le faire.

Certains rejettent sur la BBC la responsabilité de cette orientation vers des gros épisodes spectaculaires, au détriment de récits plus intimistes qui ont largement contribué succès de la série. Celle-ci chercherait ainsi à renforcer le succès international et la rentabilité de Doctor Who. Je n’ai rien vu ou lu qui l’indique, et je n’y crois pas une seconde. C’est assez éloigné de la sacralisation de l’auteur-scénariste en vigueur à la BBC.

L’horrible BBC capitaliste, c’est un peu une légende urbaine qui tourne en boucle dans le fandom de Doctor Who au moins depuis l’annonce de la séparation de la saison 6 en deux demi-saisons. À la diffusion, il est clairement apparu que celle-ci était motivée par l’histoire, comme l’avançait Steven Moffat depuis le début. Elle permettait d’ellipser la phase de ‘‘deuil’’ après l’enlèvement du bébé d’Amy et de Rory.

De la même manière, je crois que cette approche Movie poster est une envie sincère du showrunner, qui pense objectivement, et en partie à juste titre, que la série devrait évoluer en permanence, comme elle le faisait par le passé. Mais entre la structure bien réglée des quatre premières années (13 épisodes diffusés chaque année à partir de Pâques plus un quatorzième à Noël) et ce qu’il faut bien qualifier de chaos actuel (la série change de période de diffusion, de nombre d’épisodes, et de format dramaturgique chaque année), il y a certainement un meilleur équilibre à trouver.

De fait, si l’horrible BBC capitaliste et interventionniste existait, la première chose qu’elle demanderait serait de faire plus d’épisodes. Alors que Doctor Who produisait 14 épisodes par an, le chiffre est tombé à 6 épisodes en 2012 et 10 épisodes en 2013 pour son cinquantième anniversaire. Le premier obstacle à la rentabilité de Doctor Who, c’est celui-là et la BBC semble avoir choisi de s’en satisfaire pour garder son auteur-star, quand bien même Steven Moffat n’est pas capable d’assurer l’ancien rythme (et plusieurs des problèmes pointés dans cet article découlent clairement de sa volonté d’alléger sa charge de travail).

 

Et maintenant?

Steven Moffat est-il simplement inadapté au poste de showrunner d’une série longue telle que Doctor Who ? Ou bien n’a-t-il pas su rapprocher assez la série à son univers d’auteur, par exemple en imposant dès le départ des saisons de 6 ou 8 épisodes feuilletonnants dont il aurait écrit l’essentiel, et qui se seraient résolus à chaque fois, à l’image de Jekyll ? En effet sa meilleure saison est clairement celle qui se rapproche de ce format, la sixième, qui aurait bénéficié de la suppression de quelques loners à la fois faibles et déconnectés du propos général. Toujours est-il que son run laisse pour l’instant un goût de superficialité et de chaos qui gâche un potentiel indéniable, celui d’une équipe technique qui s’est dépassée, d’un sens du casting incroyable.

Après le Special du cinquantenaire et celui de Noël 2013, il sera encore à la barre de la huitième saison. Mais on sait maintenant que celle-ci sera marquée par d’importants changements. En effet, Matt Smith tirera sa révérence lors du prochain épisode spécial de Noël, programmée le 25 décembre prochain sur BBC1.

Le tournage de cet épisode aura lieu à partir d’août prochain (des tournages d’épisodes isolés, qui empêchent de faire des économies d’échelles, sont un des problèmes apparus depuis 18 mois dans la production de la série, et qui expliquent probablement en partie que la deuxième partie de la saison 7 donne l’impression d’avoir subi de sérieuses baisses de budget). Le successeur de Matt Smith, s’il n’est pas déjà choisi (ce qui est le plus probable) le sera dans les prochains jours. Son arrivée doit être l’occasion de donner une nouvelle impulsion à Doctor Who. C’est déjà ce qui se prépare, puisque la saison 8 devrait être constituée de 12 épisodes diffusés d’un bloc entre la fin août et la mi-novembre 2014. Steven Moffat et ses scénaristes ont du temps devant eux pour la préparer. On ne peut qu’espérer que cette huitième saison soit l’occasion d’une réappropriation enfin réussie de la série. Ou alors qu’elle marque la fin de cette période quelque peu poussive, en laissant Steven Moffat aller à de nouvelles aventures qui lui correspondraient mieux.

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