Dossier Les jeux vidéo en ARG (2/4): Pokemon Go et les jeux mobiles

Dossier Les jeux vidéo en ARG (2/4): Pokemon Go et les jeux mobiles

« ARG » : trois petites lettres pour Alternate Reality Game, ou Jeu en Réalité Alternée dans notre bonne vieille langue franchouillarde. À travers ce terme barbare se cache en réalité un style de jeu basé sur le monde réel, mêlant activement l’environnement qui nous entoure à des règles fictives pour créer un jeu à petite ou grande échelle. Sous cette forme, le joueur peut totalement s’immerger, que ce soit grâce à l’interface ou au concept même du jeu. Ces dernières années, on aura vu bon nombre d’expérimentations dans tous les domaines, y compris le jeu vidéo. Jeux dans le jeu, chasses au trésor : l’ARG dans le jeu vidéo se dévoile sous plusieurs formes dans le but d’amuser son audience. Petit tour d’horizon.

Vas-y, chope-les tous

Abra toiletPokemon Go. Vous n’avez pas pu échapper à l’une des grosses tendances de l’année dernière, qui a débarqué sans crier gare. Alors que Nintendo a pris sérieusement du retard sur l’adaptation de ses licences, Niantic ne se pose pas les mêmes questions de rentabilité et balance Pokemon Go, une adaptation de la grande saga de jeux vidéos sur smartphone. Le concept est simple, mais génial : il consiste, tout comme dans le jeu original, à trouver et capturer des Pokémons dans la vie de tous les jours pour les entraîner et les faire combattre. L’idée est d’utiliser les fonctions du smartphone et de sa fonction GPS pour forcer le joueur à se balader dans son environnement pour trouver des Pokémons plus ou moins rares. On a tous vu une foule en délire courir en plein Central Park à la découverte d’un Leviator flottant joyeusement et virtuellement dans l’étang New-Yorkais. Pokemon Go, dans sa manière de mélanger habilement le virtuel et le réel, est le digne représentant des jeux ARG sur smartphone.

unnamedgdgddIl faut dire que Niantic n’est pas à son premier coup d’essai. Son premier jeu, Ingress, reposait essentiellement sur la capacité du joueur à se déplacer pour interagir avec des portails. Les participants ne pouvaient pas voir les portails directement via leur smartphone, mais ils devaient récupérer de l’expérience afin d’apporter des points à son camp. Un mélange de compétition et de coopération en somme, qui a eu son petit succès, mais très loin du phénomène Pokemon Go. C’est cette fonctionnalité, celle de pouvoir influencer soi-même l’environnement du titre en intervenant dans le monde réel, qui rencontre un véritable succès et rend le jeu addictif. Au lieu de créer un monde totalement virtuel et fictif en usant du même concept (ce que font les jeux Pokémons originaux), Niantic se sert du monde réel comme un terrain de jeu géant. Le joueur est lui-même le héros, celui qui part à l’aventure et qui, à travers son smartphone, a la possibilité de changer son quotidien pour vivre sa propre aventure. C’est comme si l’écran du smartphone était une fenêtre vers un monde parallèle. L’idée est même parfaitement concrétisée, puisque Pokemon Go propose de voir directement les créatures dans la rue via l’utilisation de la caméra du smartphone. La réalité alternée n’a jamais aussi bien porté son nom.

L’avenir est aussi dans le transmédia, chargé de mélanger les supports pour renforcer l’immersion. En mars 2015, Google et Niantic Labs (encore eux) annonçaient la sortie prochaine d’un jeu basé sur le dernier succès littéraire en date, la saga Endgame de James Frey. De la même manière que Ingress, Endgame : Proving Ground devait fonctionner sur un système similaire (à savoir se déplacer dans la ville pour trouver des points d’intérêts) et ainsi combattre d’autres joueurs répartis en douze factions correspondant à l’univers des bouquins. La nouveauté du titre, c’est sa scénarisation directement liée aux livres et qui aurait permis d’influencer les événements de la saga. Un concept ambitieux, qui n’a jamais porté ses fruits puisque peu après son annonce, le projet a été enterré en silence, probablement faute de succès sur la bêta.

fKWozhPMais le jeu mobile a d’autres ressources, à commencer par son interface bien particulière, que le quidam moyen commence à bien connaître. C’est ce que se disent certains développeurs : pourquoi recréer une interface pour simuler un jeu narratif sur mobile alors qu’on en a déjà un sous la main ? Night School Studio, les petits gars derrière Oxenfree, sont contactés pour réaliser un jeu autour de la série, Mr Robot: 1.51exfiltration.apk. Respectant scrupuleusement les codes de cet univers de hackers, le jeu se lance en vous faisant croire que vous venez de trouver un téléphone dans la rue, comme ça. Une interface spécifique vient remplacer la vôtre, avec les mêmes genres d’applications : messagerie, contacts, appels passés, etc. L’idée est d’immerger le joueur en occultant totalement la personnalisation de son téléphone pour le remplacer par celui d’un autre, un inconnu. En quelques touches, vous découvrez des messages anodins de la bibliothèque de New York venant demander des comptes sur un bouquin non rendu, des spams publicitaires et autres intrusions d’une routine que nous connaissons tous. L’illusion est parfaite. Puis vous démarrez une conversation avec une personne, la propriétaire du téléphone, qui souhaite récupérer son bien. Une certaine Darlène, qui parlera à tous les fans de la série.

unnamedEn jouant sur l’aspect temps réel (l’application vous fait croire que le personnage de la série discute avec vous tout en évoluant de son côté), Mr Robot demande au joueur de se servir de ses mécanismes de technophile pour arriver à ses fins. Peu à peu, l’univers de la série prend le dessus et vous demande de jouer les hackers en herbe afin d’aider Elliot, le héros de la série. Le jeu étant relativement court, le jeu ne perd pas de temps et les discussions entre vous et les personnages fusent, à travers de chouettes dialogues avec des personnages fictifs agrémentés de quelques fautes de frappe histoire de rendre tout ça très tangible. Le jeu arrive parfaitement à jouer sur l’illusion que quelque chose se passe pendant que vous ne faites rien. Faire chanter ce type pour qu’il fasse ce qu’on lui demande demandera un petit temps d’attente, pour donner l’impression que tout se passe en temps réel. En réalité, alors que le jeu dure à peine qu’une ou deux heures en temps effectifs (souvent de courtes sessions), l’expérience, elle, se prolonge sur plusieurs jours, puisque toutes vos actions ont des conséquences qui perdurent lorsque vous ne « jouez » pas. Il n’y avait pas de meilleur moyen d’adapter Mr Robot en jeu vidéo que celui-ci.

a-normal-lost-phoneAdopte un portable

Mais ce genre d’expérience peut totalement partir dans une autre direction. Dans A Normal Lost Phone sorti tout récemment sur Android et iOS, le point de départ est le même : vous tombez sur un smartphone perdu et non verrouillé. À travers une interface dessinée du plus bel effet, votre but est de découvrir ce qu’est devenu son propriétaire, puisque vous pourrez au départ accéder uniquement à la messagerie, et les derniers SMS visibles indiquent que le jeune homme ne donne plus aucune nouvelle à ses proches. Au fur et à mesure des découvertes, le joueur arrive peu à peu à trouver les mots de passe pour débloquer les « zones » : e-mails, forums ou encore sites de rencontres. Au-delà du discours, explicite sur la protection de la vie privée via des mots de passe trop simples à décoder, le jeu met également en scène un pré-adulte mal dans sa peau que l’on découvre via toute sa vie étalée sur un smartphone. Voyeurisme ou intimisme, enquêter sur le passé de ce personnage est une expérience très riche et passionnante, ou comment se servir de ses réflexes quotidiens pour jouer et découvrir une histoire qui touche et sensibilise.

2016-04-11-21_13_16-a-normal-lost-phone-by-accidental-queens-on-game-joltTout comme le jeu Mr Robot, A Normal Lost Phone développe un background via toutes les fonctions de l’application : on transforme le jeu en un simulacre de vie d’une véritable personne, poussé jusqu’à son paroxysme en reproduisant le langage SMS ou le style d’écriture que l’on pourrait trouver sur des forums, en construisant la personnalité des interlocuteurs via leurs messages personnels, souvent bien plus parlants qu’une vulgaire cinématique. On pourrait penser la démarche du jeu un peu trop provocatrice, voire gratuite, par moment, mais la sincérité du propos et l’intelligence du storytelling (on progresse dans l’histoire en déverrouillant les accès) en font un titre réellement passionnant, accompagné d’une fin juste et cohérente.

1435322782-2552-capture-d-ecranSe servir de l’interface de son support pour en reproduire une copie et en faire son background principal n’est pas nouveau, surtout sur PC. En 2015, Sam Barlow surprend son monde avec Her Story, transformant le joueur en un enquêteur chargé d’élucider le meurtre d’un homme. Pour cela, il se sert d’un ordinateur (le vôtre !) via une interface tout droit sortie d’une réplique d’un vieux Windows pour accéder aux dossiers de la police, et principalement les bandes vidéos d’une suspecte durant plusieurs interrogatoires. Plusieurs heures de vidéos (avec une actrice de chaire et d’os) sont disponibles pour connaître tous les faits, et seul votre jugement personnel permettra de savoir si la jeune femme est coupable ou non. Dans Superhot, le jeu vous projette dans un monde virtuel en FPS où vous pouvez ralentir le temps pour vous débarrasser des ennemis. Mais le jeu n’est accessible que via une interface typique des invites de commande, qui vous servent à accéder, à la Matrix, aux options, aux jeux cachés et aux différents niveaux, tout en se mixant totalement avec le scénario du jeu. Plus récemment, Shenzhen I/O est un puzzle game dans lequel vous dirigez un manutentionnaire chargé de réaliser des circuits électroniques le plus vite possible, le tout dans une interface de travail ressemblant à s’y méprendre à une vraie (il y a même un Solitaire).

unnamedCertes, on triche un peu, puisque l’ARG est principalement destiné à exploser les codes de la réalité en sortant le joueur de son support. Mais ces expériences précédemment citées sur mobile sont d’autant plus intéressantes qu’elles demandent aux joueurs de faire appel non pas à leurs réflexes de gamers, mais bien de personnes normales, sachant user de la technologie faisant partie de son quotidien. Nul besoin de tutoriaux ou de gros textes affichant comme utiliser l’interface, puisque celle-ci est un ersatz de ce que le joueur connaît déjà, une simulation parallèle qui fait appel aux réflexes du joueur. Une manière comme une autre de raconter une histoire au travers du quotidien, de sublimer la routine en lui injectant de l’inattendu. Il faudra attendre un peu avant que le jeu ne vienne complètement s’approprier votre matériel pour renforcer l’immersion, mais un titre comme Lifeline montre la bonne voie : ce titre mobile vous met en communication avec un astronaute perdu sur une planète mystérieuse et demande votre soutien pour l’aider à choisir la meilleure solution. Un « jeu dont vous êtes le héros », en quelque sorte, puisque chaque embranchement conduit à une conséquence, mais chaque demande (puisqu’il faut attendre que l’astronaute vous contacte) se traduit par une petite notification classique sur votre téléphone. Comme si entre deux piles de dossiers, vous vous serviez de votre pause café pour aider un aventurier à survivre à des années-lumière d’ici. C’est peut-être ça, la prochaine étape : sortir le joueur de son quotidien en le transformant en héros de sa propre aventure. Au-delà de ça, c’est aussi un terrible constat : l’idée qu’un smartphone est le digne représentant d’une routine morne et inintéressante, un témoin d’une génération qui cherche par tous les moyens à s’évader de la lassitude du quotidien. Grisant et inquiétant à la fois…

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