
Edito : Hannibal et Welcome to Night Vale, concepts queer ?
Et pour nous aider à répondre à la cruciale question de cet édito du lundi, une autre question : quel rapport entre Hannibal et Welcome to Night Vale ? Pour ceux qui n’auraient pas lu mon article d’hier (bande d’inconscients !), Welcome to Night Vale est cet incroyable podcast américain bimensuel dans lequel le présentateur Cecil Baldwin évoque le quotidien d’une petite ville fictive, Night Vale, où toutes les théories du complot existent. Où ce qui est anormal est normal. Où la police secrète du shérif vérifie que tout le monde vote correctement et où les montagnes ne sont pas réelles.
A 56 épisodes au compteur, WTNV est devenue l’une des plus téléchargées sur iTunes et une tournée est même en cours en Europe – le show est passé par Paris vendredi dernier. En face, nous avons donc Hannibal de Bryan Fuller, où Will Graham, « profiler » du FBI tente d’attraper des tueurs, tout en étant suivi par le psychiatre (et cannibale) Hannibal Lecter. Rien à voir à priori entre ces deux divertissements.
Pourtant, Joseph Fink, créateur de Welcome To Night Vale, a un jour déclaré que si son émission avait tant de succès, c’était en partie grâce à Hannibal. Comme si les fandoms se rejoignaient. Et il est vrai que lors de la représentation théâtrale de Cecil Baldwin à laquelle j’ai assisté vendredi, nous avons pu admirer des motifs « cerfs » parmis les cosplays, motifs qui reviennent souvent dans la série de Bryan Fuller (il y avait aussi un Dr Who à longue écharpe colorée, mais pour le coup, il y avait comme un léger décalage). WTNV est un podcast, Hannibal une série télévisée et pourtant : il existe entre les deux une atmosphère partagée, quelque peu difficile à définir. Je vous aide : ils sont « queer ».
Queer, cela signifie « à part ». Quelque chose qui ne se retrouve dans aucune case. Ni hétéro, ni seulement homo, ni homme, ni femme au sens genré du terme. Autre. Nous ne sommes pas non plus dans un esthétisme « camp », où les codes sont surexposés pour être dénoncés, où l’exubérance et la flamboyance sont de mise. Ni dans une parole plus mainstream, à la The L Word. Le queer, c’est ce qui se développe dans les interstices des définitions.
Les deux divertissements sont éminement sombres. En terme d’atmosphère, Bryan Fuller a choisi de placer sa série dans le clair obscur. L’action se passe de nuit, rarement en plein soleil (ou alors ce dernier est aveuglant). Welcome To Night Vale est quant à elle une émission bimensuelle qui se passe dans une ville au milieu du désert. Pourtant, il est rarement fait état du soleil mais bien plus souvent de ciel étoilé, de nuit dans un drive-in, de motifs mystérieux dans le ciel le soir.
Chacun a aussi ses monstres : le Wendigo de Fuller, apparaissant dans les hallucinations de Will Graham, les bibliothécaires reptiliens ou « la femme sans visage qui vit secrètement chez toi » comme personnages récurrents du pandémonium Night Valien.
Mais là où les deux histoires se rencontrent, c’est surtout dans leur non-dénonciation de « l’anormalité ». Ce qui peut sembler terrorisant ou amoral est au contraire montré comme bénin ou courant. Les personnages sont dans Night Vale, ils existent et personne ne remet leur existence en cause. Par exemple, il y a bien un dragon à cinq têtes qui se présente aux élections mayorales. Dans Hannibal, le comportement d’Hannibal Lecter n’est jamais dénoncé par la caméra, qui présente sa cuisine et son éthique de façon totalement neutre. Lorsqu’il prépare ce que le spectateur sait être de la viande humaine, c’est esthétique, travaillé comme un tableau. Il n’existe pas d’explication, pour le moment, à ses actions. Il est entier, intelligent, capable d’évoquer amour et amitié.
Cette absence de jugement se reflète aussi sur la sexualité des personnages. Cecil, le présentateur de Welcome To Night Vale, est gay. Et tout au long du show, nous pouvons suivre l’évolution de son histoire d’amour avec Carlos le scientifique. Hannibal est une histoire d’amitié dévorante et totale entre Will et Hannibal, où chacun veut changer l’autre et se pousse dans ces derniers retranchements. C’est une histoire crypto-homosexuelle, où Hannibal déclare à la fin de la saison 2 avoir voulu partir loin avec Will et Abigaël, leur « fille adoptive ». Il tient alors l’agent du FBI par le cou, le visage à quelques centimètres, avant de lui planter un couteau dans le ventre. Il n’est pas un monstre parce qu’il l’aime. Mais parce qu’il tue.
Si cet esthétisme, propre aussi à un certain gothisme, est queer, il n’est pas pour autant réservé à un public féminin, trans ou homosexuel, un public de minorités. Il combat certaines idées préconçues, en posant en norme ce qui ne l’est pas dans notre espace public. En cela, les publics de Bryan Fuller et Joseph Fink se rencontrent. Mais ce serait pour autant dommage que les personnes hétéro/blanches/cisgenre (dont le sexe social et le sexe biologique sont les mêmes)/etc… ratent l’opportunité d’excellentes histoires sur cette base. Certains d’ailleurs en sont d’autant plus fans.
Hannibal/Welcome to Night Vale, donc, même combat. L’un comme l’autre sont des formes de divertissement qui donnent à réfléchir. Deux histoires géniales qui prennent les stéréotypes à revers. Ca ne plait pas forcément, mais même si l’on ne connaît pas tous les codes, il reste un charme « queer » et une inventivité qui restera même une fois le spectacle terminé. Une façon de passer de l’autre côté du miroir.
Si j’utilise Welcome To Night Vale et Hannibal pour tenter de définir cet imaginaire, n’hésitez pas à nous donner vos propres exemples dans les commentaires ! Neil Gaiman aurait pu aussi servir dans une certaine mesure.