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Enfers intimes et voix de l’amour :  Twin Peaks, Le Journal secret de Laura Palmer et Fire Walk with Me (2/4)

Enfers intimes et voix de l’amour : Twin Peaks, Le Journal secret de Laura Palmer et Fire Walk with Me (2/4)

nintchdbpict000273931192Le premier lien entre le livre et le film concerne le personnage de Bobby Briggs, les deux œuvres transformant en meurtrier celui que le spectateur considérait au mieux comme une petite frappe, au pire comme un médiocre dealer. Mais si le meurtre est accompli, dans le journal comme dans le long métrage, lors d’une scène d’achat de drogue à un fournisseur, les versions divergent. Dans Le Journal secret en effet, à l’entrée correspondant au 12 novembre 1987, Laura raconte comment un deal réunissant Bobby, Leo Johnson et des trafiquants de drogue tourne mal, en raison même du vol, par Laura, d’un kilo de cocaïne, engendrant une fusillade et un danger plus grand encore. Laura revient en effet dans son journal sur la fuite en camionnette du trio :

Malheureusement, je n’avais pas fait cinq cents mètres que, jetant un coup d’œil dans le rétroviseur, j’ai vu ce qui se passait à l’arrière, sur la ridelle, où Léo avait sauté en voltige, quand on s’était arrachés. L’un des types avait dû se planquer à l’arrière, probablement pour nous surprendre plus tard, et le moins que l’on puisse dire, c’est que Léo n’avait pas le dessus. Il était même complètement sous le type, essayant, mais plus pour longtemps, de bloquer la méchante lame de couteau que l’autre tenait absolument à lui planter dans la gorge. « Merde ! j’ai gueulé à Bobby. Derrière ! ». Bobby a sorti son flingue et, de sa main libre, il s’est hissé dehors par la fenêtre pour gueuler au type qu’il avait deux secondes pour disparaître ou crever. Il avait intérêt à choisir rapidement…
Le type a lâché Léo avec beaucoup de réticence, et bien trop lentement. Aucune notion du temps, cet imbécile. Bobby lui a tiré une balle en pleine poitrine à moins de deux mètres. La force de l’impact (calibre 11.43) a projeté le mec hors de la ridelle sur le chemin derrière nous. Bobby m’a crié : « Fonce, fonce, qu’on sorte de cette merde ! » Et il est resté comme ça, à moitié dehors, surveillant nos arrières, le flingue à la main, pendant que Léo réapprenait à respirer.

La scène a de quoi surprendre le fan de la série dans la mesure où Frost, Lynch et leurs différents scénaristes avaient amplement habitué le public, surtout dans la première saison, à privilégier le mystère au détriment de l’action pure, finalement assez peu présente dans Twin Peaks. Ce passage a cependant tout de la scène d’action, avec les trafiquants dépeints comme autant de bad guys « coll[ant] derechef [leur] revolver sous le nez » de Laura, les « deux ou trois gus en treillis militaires postés comme d’immobiles sentinelles aux coins de la maison », le combat à main nu du trafiquant et de Léo sur la ridelle de la camionnette et le coup de feu qui s’ensuit.

tumblr_mtfuzl3z381qcr4q7o4_1280Si l’on postule que David Lynch s’est souvenu de cette scène lors de l’écriture de Fire Walk with Me, et selon la logique du miroir déformant et des jeux d’opposition qui font l’essence de Twin Peaks, le réalisateur s’est plu à lui redonner un ton plus en adéquation avec le subtil mélange de mystère, de noirceur et d’humour qui donnait sa couleur à la série et qui n’est pas absolument absent du long métrage. Dans Fire Walk with Me, Bobby et Laura se retrouvent dans les bois en pleine nuit afin d’acheter de la cocaïne à un revendeur. Si ce dernier semble au premier abord bien intentionné, il finit par sortir un revolver et menacer les deux adolescents avant que Bobby ne dégaine le premier et ne le tue. Or c’est à une scène quasi burlesque – au sens littéraire d’une intrigue sérieuse tournée en dérision – que le spectateur assiste, puisque le deal comme le meurtre qui le conclut, conduisent à une forme d’humour noir, qu’il s’agisse des propos d’une Laura hilare qui, sous l’emprise de la drogue, tente de faire croire à Bobby qu’il a en réalité tué son meilleur ami Mike, ou de la tentative peu concluante du jeune homme pour cacher le corps sous quelques brindilles, une poignée de feuilles mortes et un peu de terre.

24twinpeaks-slide-YNHT-master768D’une façon étonnante et paradoxale toutefois, ce qui relie véritablement le livre et le film, c’est la propension de Jennifer comme de David Lynch à rendre plus attachant le personnage de Bobby en dépit de son statut nouveau de meurtrier, à en faire une sorte de voyou au grand cœur, à l’ancrer davantage également dans la tradition américaine du greaser ou blouson noir, dont il incarne une version plus convaincante d’ailleurs, que le falot biker James Hurley. Bien entendu, il est possible de considérer que Bobby fait partie des mauvaises fréquentations de Laura. Toutefois, dans l’univers systématiquement double qu’est Twin Peaks dans lequel les oppositions du bien et du mal, aussi manichéennes soient-elles, comptent énormément, on a assez peu glosé le fait que, dans la vie chaotique de Laura Palmer brisée par l’inceste, Bobby pourrait s’apparenter à un contrepoint positif de BOB, rapprochement induit par la proximité des deux diminutifs.

Le livre de Jennifer Lynch insiste particulièrement sur ce point et c’est précisément l’entrée du 3 août 1986, marquée par le récit de la première relation sexuelle entre Laura et Bobby, qui permet à la jeune femme de se pencher sur ce qu’elle appelle sa « double vie », ses « [d]eux existences opposées ». Or, au sein de la partie de sa vie la plus lumineuse, Bobby ressort particulièrement et le journal insiste sur un amour adolescent que la série avait tendance à minorer, le jeune homme étant immédiatement présenté comme infidèle et peu fiable. L’image qui ressort de Bobby lors de cette scène de sexe, qui correspond aussi à la perte de leur virginité à tous deux, est ainsi très étonnante eu égard à ce que la série nous avait montré. On y découvre en effet un jeune homme « charmant et troublé au point de bégayer légèrement et de faire preuve d’une rare maladresse […] » qui « souri[t] comme un chien à qui son maître vient de promettre une promenade » et, si l’acte en lui-même est décrit par Laura avec des mots assez crus – elle « pr[end Bobby] dans [s]a bouche », le « lèche », le « suce » et le « mordille » – c’est une image angélique qui est employée pour décrire le jeune homme après la jouissance : « [i]l m’a souri comme peut-être sourient les anges ».

twin-peaks-bobby-laura-e1421611485784Le film de Lynch propose aussi en creux cette image de Bobby, par exemple dans la scène où ce dernier, attendant Laura au lycée, embrasse la vitrine des trophées derrière laquelle se trouve la photographie de la jeune femme en reine de promo et lui lance un touchant « love you, babe » lorsqu’il la retrouve enfin. Il faut se souvenir aussi de la tristesse du personnage regrettant, dans une scène tendre se déroulant dans le sous-sol de la maison de ses parents, que Laura ne s’intéresse à lui que pour la drogue : « [t]u ne veux pas de moi. Tu veux juste la poudre. » Ainsi, sans apparaître comme un chevalier servant ou un homme idéal, Bobby Briggs semble figurer, dans le journal comme dans le film, un contrepoint positif, non seulement de BOB, mais aussi de tous les amants de passage de Laura, lesquels cherchent davantage un plaisir éphémère, brutal voire animal qu’une relation amoureuse.

Victor-Arthur Piégay

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